Qui serait assez fou pour rêver d’enseigner au Groenland ? Pour son entrée dans le métier, Anders jeune instituteur danois (et héros du film de Samuel Collardey) fait cependant le choix aventureux d’un premier poste dans un village inuit isolé. Fruit d’une riche documentation et d’une immersion prolongée, « Une année polaire » reste fidèle à la méthode de création, déjà éprouvée dans les précédents longs métrages (« L’Apprenti », « Comme un lion », « Tempête »), imbriquant subtilement réalité et fiction. Au coeur de ce hameau minuscule du bout du monde, dans l’immensité de l’espace blanc et la froideur du climat, le réalisateur filme l’installation du maître d’école, de son intrusion comme un corps étranger à son intégration à la communauté dans une fraternité consolidée. L’apprentissage du novice solitaire, confronté à de rudes conditions d’existence, à des us et coutumes très éloignés de ses anticipations, sonne comme une suite de révélations, criantes de vérité. Des acteurs non-professionnels, vivant la même expérience que les protagonistes de la fiction, jouent une partition inventée, proche de leur réalité au point de créer l’impression de la vie même. Et ce beau film émouvant nous questionne sur les fondements de l’intégration à une communauté, le devenir des populations ‘minoritaires’ menacées par le modèle dominant de développement. A mi-chemin entre le documentaire réaliste et la fable poétique, « Une année polaire » met alors en situation toutes les composantes de l’acte pédagogique.
Etrange étranger au Groenland
Anders, jeune instituteur danois, célibataire sans attaches, se lance dans la carrière poussé par l’esprit d’aventure et le goût des grands espaces. C’est d’abord en regardant une carte qu’il découvre la localisation de son poste au Groenland où visiblement il n’a jamais mis les pieds. A notre tour de découvrir la splendeur du paysage, ses étendues blanches, les lignes bleues des eaux glacées, et les quelques taches brunes des petites maisons en bois aux toits enneigés, vastes panoramiques cadrés de loin puis en plans larges. Nous sommes à Tiniteqilaaq, un village inuit de la côte est, où le jeune homme est accueilli bruyamment par adultes et enfants rassemblés pour l’occasion. Installation dans la ‘baraque’ de fonction au chauffage rudimentaire, premier cours face à onze écoliers chahuteurs et récalcitrants, sentiment de solitude…Rien ne se passe comme imaginé pour l’enseignant débutant en milieu hostile. Pour aller de l’incompréhension à l’ouverture et au désir de comprendre en passant par la tentation du renoncement, l’étranger doit remettre en cause idées reçues et préjugés, loin du terrain d’aventure exotique et d’exercice pédagogique initialement fantasmés.
Fragile communauté
Dans ce minuscule bout du monde, sur ce territoire appartenant au Danemark, les 80 habitants du hameau perçoivent peu ou prou leur statut de dominés. D’où la réticence de leurs enfants à apprendre la langue officielle, le danois, enseigné par ce drôle de zigue blond aux yeux clairs, lequel ne comprend pas un traitre mot de la leur et campe dans un premier temps sur des principes rigides, inaptes à asseoir son autorité. Pourtant, peu à peu, au fil des des travaux et des jours, Anders observe les us et coutumes des Inuits, la chasse et la pêche pour se nourrir, l’organisation de la famille (les grands-parents élevant les enfants des parents défaillants, alcooliques notamment). Il fait aussi l’expérience de la rudesse d’une existence, à la merci du grand froid, des gigantesques tempêtes de vent et de neige mais aussi de l’ours blanc menaçant. Entre les conséquences du dérèglement climatique sur la nature qui les fait vivre et la relation lointaine au pays ‘colonial’, notre regard se déplace pour pénétrer dans les maisons des Inuit et aux côtés des chasseurs à bord des traineaux tirés par des chiens. Avec Anders nous quittons la salle de classe pour participer aux activités qui rythment les saisons et l’existence des villageois jusqu’aux funérailles ritualisées d’un grand-père, figure tutélaire, vecteur d’un savoir ancestral en matière de chasse et de pêche.
Par la reconnaissance et le respect mutuel, le jeune danois et les villageois construisent sous nos yeux une fraternité inédite, faite de savoirs échangés et d’affection partagée. Signe manifeste de cette ‘entente cordiale’, après la mort du patriarche, le petit Asser, un garçon de 8 ans, -plus enclin à apprendre par la pratique de la chasse et de la pêche auprès de son grand-père qu’à suivre les cours du maître d’école danois-, trouve refuge auprès d’Anders qui lui ouvre les bras. Une confiance consolidée qui met au jour la situation paradoxale de l’enseignant ici : quel sens donner à un enseignement susceptible de favoriser le départ des élèves ainsi instruits vers la ville pour y trouver un travail tandis que se perdent savoir-faire et pratiques anciennes aptes à assurer la survie de ceux qui restent ?
Cinéma, leçons de vie
Le parti-pris du cinéaste d’hybridation entre le documentaire et la fiction porte la trace saillante de vérité d’une démarche généreuse, le partage de la vie quotidienne (ici pendant près d’un an) des hommes et des femmes destinés à devenir les acteurs de leur propre vie et les protagonistes de la fiction ainsi créée. Encore une fois, la méthode de Samuel Collardey (et le climat de confiance ici engendré) agit comme un révélateur des fragilités de la minuscule communauté inuit menacée dans ses fondements même.
Les plans panoramiques surplombant les immensités blanches et les étendues bleutées d’eaux glacées n’excluent pas le rapprochement de la caméra à hauteur d’homme, captant les visages et les gestes, au plus près d’un quotidien difficile, au diapason du chemin parcouru pour que s’établisse la communication entre le réalisateur et ses acteurs, comme entre l’instituteur et le collectif des villageois. Le cinéaste revendique d’ailleurs la dimension universaliste de son propos tant lui importe la fraternité qui se noue ainsi, au-delà des différences sociales et culturelles.
En réalité, « Une année polaire », remarquable d’authenticité et d’humanisme, révèle aussi un potentiel explosif. La réalisation (par son dispositif hybride) met au jour la violence infligée à la communauté inuit, prise en étau entre le dérèglement climatique engendré par l’activité humaine et la domination d’un modèle économique et social aux antipodes de son mode de vie. Un contexte dramatique dans lequel s’inscrit le devenir, incertain, des enfants du village, mettant ainsi en lumière la beauté du métier d’enseignant et ses limites.
Samra Bonvoisin
« Une année polaire », film de Samuel Collardey-sortie le 30 mai 2018
Prix du jury, Festival de Valenciennes 2018