Professeure en sciences de l’éducation à Paris 13, Elisabeth Bautier a fait bénéficier de son expertise la Conférence sur l’évaluation. Elle revient sur l’accompagnement au changement, l’évaluation bienveillante et l’évaluation par compétences en démystifiant certains points. Pour elle, » il faudrait davantage de travail et de formation des enseignants sur la compréhension ».
Lors de la conférence sur l’évaluation vous avez mis en garde sur « le risque de la bienveillance ». Que voulez-vous dire ?
Pour certains élèves l’école, du fait des façons de noter peut faire perdre ce qu’on appelle aujourd’hui l’estime de soi. Mais il ne faut pas confondre éviter cet aspect négatif de la notation avec l’évaluation des apprentissages. A voir les commentaires et l’importance accordée à la question de la notation, je crains que l’on s’intéresse davantage à la question de l’image de soi, certes importante mais au détriment de l’exigence des apprentissages. Or s’intéresser aux apprentissages des élèves c’est cela la vraie bienveillance. Pour moi être bienveillant c’est permettre à tous les élèves d ‘avoir les mêmes acquisitions.
Je crains, devant les difficultés pour faire apprendre tout le monde dans certaines classes, un affaiblissement du niveau d’exigence pour les publics scolaires en difficultés. Je crains qu’on mette l’accent sur l’effectuation de taches et qu’on laisse de coté les acquisitions de raisonnements, de compréhensions à mobiliser dans les activités d’apprentissage justement. Je crains que des enseignants souvent démunis devant les difficultés des élèves se centrent plus sur les comportements que sur les apprentissages et acceptent que des élèves travaillent en investissement intellectuel « mineur ». L’évaluation par compétences peut laisser de coté des choses fondamentales comme la façon dont les élèves vont se ressaisir à plus ou moins long terme des connaissances acquises, les réinvestir.
Vous avancez aussi l’idée du risque lié à l’auto-évaluation
L’autonomie de l’élève est un objectif relativement récent de l’école. Mais l’autonomie n’est pas un élément inné ou acquis dans le seul développement, comment s’apprend elle ? N’est-elle pas souvent davantage attendue qu’enseignée et de quelle autonomie parle-t-on ? De plus, tous les élèves ne sont pas élevés dans cette perspective et on ne leur apprend pas à tous à être autonome. Alors tous les élèves vont-ils s’auto-évaluer sur les mêmes critères, certains ne vont-ils pas évaluer l’effectuation des tâches, d’autres la compréhension intellectuelle de la tâche ?
Vous dites que les compétences essaient de réguler le niveau d’exigence des élèves. Que voulez vous dire ?
Depuis quelques années les exigences du curriculum se sont accrues. La restitution de connaissances ne suffit plus. On demande à l’élève de raisonner sur les savoirs, de résoudre des tâches complexes. Avant il suffisait de réciter une leçon. Or ces apprentissages intellectuels ne font pas aisément l’objet d’un apprentissage en classe, les mises en situation ne sont pourtant pas toujours suffisantes. L’évaluation par compétences qui porte pourtant sur des opérations intellectuelles risque cependant en les isolant de laisser de côté ce qui fait la complexité du travail attendu pour apprendre dans des activités scolaires, celles qui sont les plus importantes dans les apprentissages, qui relèvent souvent de la familiarité avec la culture écrite. Elle peut ne pas être suffisante pour que les enseignants identifient les difficultés profondes de certains élèves. Je ne suis pas sûre que dans les établissements fréquentés par les populations familières des exigences scolaires, les enseignants se centrent pareillement sur les compétences..
Pensez vous que plutôt que faire une conférence sur l’évaluation, il n’aurait pas mieux valu travailler sur la compréhension des élèves ?
Il ne s’agit pas d’échanger le thème de l’évaluation contre celui de la compréhension, mais il faudrait davantage de travail et de formation des enseignants sur la compréhension. Non seulement les élèves en difficulté ne comprennent pas toujours les enjeux d’apprentissage de ce qui est proposé, mais ne comprennent pas non plus les documents sur lesquels ils travaillent. Evitons de croire que comprendre c’est seulement être capable de répondre à des questions en qui, quoi, où etc. Ainsi, les modalités d’évaluation demandent trop souvent de trouver une information dans le texte. Comprendre c’est construire une signification générale du texte, du document, l’élaborer, pouvoir la verbaliser, l’écrire ou la dire.
Un autre absent de la conférence c’est la réflexion sur le changement. Comment faire pour accompagner le changement ?
C’est sans doute difficile de faire entrer le changement dans les pratiques enseignantes, surtout si on pense des changements individuels. Les pratiques reposent souvent sur des conceptions dominantes, des doxas qui bloquent le changement ou empêchent les questionnements.
Comme il a été dit lors de la conférence à propos des erreurs, pour que le changement se passe bien, il faut pouvoir faire des erreurs, tenter des pratiques différentes dans la confiance. Or la formation actuelle des enseignants ne les habitue guère à des remises en question. Elle forme davantage à des techniques d’enseignement qui constituent des manières dominantes de construire des dispositifs d’apprentissage. Même si les enseignants sont aussi considérés comme des acteurs, la formation les appelle à reproduire ce que les formateurs disent qu’il faut faire au détriment de l’adaptation au public fondée sur l’analyse de leurs difficultés. Sans doute faut-il revenir sur les contenus de la formation, à commencer par former les enseignants à l’évaluation.
Propos recueillis par François Jarraud