Le jeu de la pêche
PhT : Sur la photo, un élève pêche. Il travaille la motricité, le repérage dans l’espace ?
CL : Oui, mais c’est accessoire, l’objectif de cet atelier, c’est de travailler le langage.
PhT : Comment fonctionne-t-il ?
CL : Il y a une canne à pêche, des cartes aimantées.
Chacun leur tour, les enfants essaient de «pêcher» une des cartes.
Ce fil qui se balance au-dessus du plateau de jeu, l’inconnu qui se cache derrière les cartes : tout cela crée une certaine tension, un «suspense» qui maintient le groupe attentif et enrôle en premier lieu le joueur. Dès qu’il attrape la carte, il la commente spontanément.
C’est ce fonctionnement humain qui m’intéresse d’abord dans ce dispositif : il facilite la prise de parole dans un bon climat d’écoute. Je peux alors intervenir pour structurer le langage, l’enrichir en fonction du niveau de chacun. Les images ont été choisies dans ce but.
La partie est terminée lorsque toutes les cartes sont prises.
PhT : Comment choisis-tu les images ?
CL : Je me suis inspirée des travaux de Philippe Boisseau. J’ai cherché à travailler d’abord les formes élémentaires du langage oral : «C’est l’escargot !» «Qu’est-ce qu’il fait ?» «L’escargot, il monte.».
Sur cet axe, les petits parleurs pourront construire d’autres phrases en fonction des images : «Il mange, il rit, il glisse, ils se font des câlins, il pleure…»
Quand cela est possible, j’invite les enfants à aller plus loin : «Il monte sur quoi ?… Qu’est-ce qu’il mange ?… Pourquoi pleure-t-il ?»
Pour répondre, les enfants énoncent des phrases plus complexes, parfois aidés des autres joueurs ou des petits curieux. «Il monte sur la queue de la baleine… Il mange une pomme. J’en ai apporté des pommes… Il pleure parce qu’il a perdu son chemin…»
Parce qu’ils viennent plusieurs fois participer ou assister au jeu, toutes sections confondues, ils s’approprient petit à petit les phrases énoncées.
Enfin, quand l’image s’y prête, je demande à certains de raconter un peu plus de l’histoire d’où provient l’illustration. Sans entrer trop dans les détails, pour ne pas lasser les enfants qui attendent leur tour.
Pratiquement, des images sont extraites d’un réseau d’albums que nous avons déjà explorés. D’autres proviennent de notre élevage. Sur deux cartes, j’ai écrit le mot «Perdu».
J’ai souhaité que figurent ces trois représentations : photo, dessin, mot. En ce début d’année, «distinguer les lettres des autres formes graphiques» (IO 2008) constitue une première initiation au monde de l’écrit pour les enfants de petite section.
PhT : Tu mélanges les sections ?
CL : Oui, mais de toute façon, l’hétérogénéité, c’est vraiment ce qui caractérise la maternelle. Même au sein d’une même section, les niveaux sont très différents, notamment en langage.
En mélangeant petits et grands parleurs, habiles et encore maladroits, les enfants n’attendent pas trop longtemps leur tour, ceux qui ont un bon niveau de langage peuvent inspirer des enfants moins avancés. Et les petits aiment bien faire comme les grands…
PhT : L’atelier dure combien de temps ?
CL : Il dure environ une vingtaine de minutes. Le temps de faire deux parties où chaque enfant attrape et commente trois ou quatre images. Tous les enfants passent au moins deux fois à l’atelier sur deux semaines.
PhT : Comment sont fabriquées les images ? Ce n’est pas trop long à préparer ?
CL : L’appareil photo numérique est un peu ma craie de tableau. Je m’en sers tout le temps. Je photographie les pages ou les extraits dont j’ai besoin et je les insère dans un tableau de neuf cases avec un logiciel de mise en page, sur plusieurs pages si besoin. Je les imprime sur un papier épais pour que les enfants ne voient pas à travers. L’ATSEM les plastifie et fixe un aimant autocollant au dos.
PhT : Ce ne serait pas plus simple de jouer en retournant les cartes à la main ? On ne se perd pas dans une activité annexe avec la pêche ?
CL : Sur le papier, ce serait plus simple, plus carré : je veux les faire parler sur des images qu’ils connaissent, je leur montre, ils parlent, je questionne, je reformule, ils s’améliorent… Je vois d’ici les sourires des enseignant(e)s de maternelle ! Ça ne se passe pas comme ça.
Comme le disait Maria Montessori : « L’activité de l’enfant est poussée par son propre moi et non pas par la volonté de la maîtresse. » Nous avons besoin de l’engagement de l’enfant, un peu plus encore en ce qui concerne le langage oral.
En élémentaire, l’enseignant peut dire à ses élèves «Lisez de la page 8 à la page 10», et bien souvent les élèves suivent la consigne (où en donnent l’impression).
En maternelle, il nous est impossible de dire «Parle !».
Le jeu, de façon générale, constitue la voie royale pour mobiliser les plus jeunes.
Mais ce qui m’a attirée ici, c’est qu’il respecte les spécificités de la petite enfance. Il demande un court temps de concentration soutenu par la curiosité et un certain plaisir moteur. La communication ne se fait pas face à face avec l’adulte, mais emprunte la médiation du jeu : l’enfant raconte bien souvent spontanément ce qu’il a gagné. Le tour de jeu est matérialisé par la canne à pêche, à la manière du bâton de parole que nous utilisons en regroupement.
Bien sûr, l’ambiance de la classe va favoriser (ou non) cette prise de parole, l’enfant doit se sentir en confiance, en sécurité, dans la proximité d’un adulte.
Ce que ne permet pas un regroupement de trente élèves.
PhT : D’où vient cette idée de pêche aux images ?
CL : J’avais remarqué cette attention particulière, cette tension même, des enfants dans un jeu de société avec une canne à pêche. Je me suis dis que ça pourrait servir ailleurs. Je suis toujours en recherche de dispositifs pratiques qui soient adaptés à mon public, ces jeunes enfants un peu extra-terrestres dans le monde de l’école. C’est un volet de notre formation qui nous fait cruellement défaut. Les pistes ouvertes sur les blogs, les sites et forums d’enseignants constituent une source d’inspiration comme la vie de ma classe et les personnalités des enfants. Prendre le temps d’expérimenter, d’observer, d’adapter, de renoncer, cela façonne mes gestes professionnels.