Par François Jarraud
Philippe Meirieu est une des personnalités qui connaît le mieux le lycée et la difficulté à le réformer. Il y a dix ans, il a présidé le Comité d’organisation de la consultation et du colloque : » Quels savoirs enseigner dans les lycées ? « , à la suite desquels fut mise en place une réforme des lycées aujourd’hui très largement démantelée. Nous lui avons demandé quel regard il portait sur la réforme annoncée par Xavier Darcos.
On connaît maintenant les orientations de la réforme des lycées à travers les « points de convergence ». Il promet une « souplesse des parcours », une organisation modulaire. Le texte parle de « travail sur projet », d’accompagnement éducatif. Pensez vous que sur ces points le projet se situe dans la filiation de la réforme que vous aviez impulsée ?
Il est encore très difficile de se prononcer : beaucoup de points restent dans l’ombre, tant sur la question de l’organisation de ces parcours, que sur celle des contenus ou celle de l’organisation des services enseignants et de la « vie scolaire ». Néanmoins, un certain nombre de perspectives ouvertes aujourd’hui reprennent des thématiques que nous avions développées et tenté de mettre en place : le travail par projets est, évidemment, un point essentiel. Nous l’avions promu à travers les TPE et les PPCP. On sait que les gouvernements précédents – y compris celui auquel était associé Xavier Darcos – ont largement démantelé ces dispositifs. Je ne peux que me réjouir que cette orientation revienne à l’ordre du jour…
Pour notre part, nous avions fait des propositions qui s’articulaient autour de cinq pôles qui me paraissent indissociables si l’on veut vraiment « un autre lycée » :
1) La construction d’une « culture commune » (qui suppose des objectifs culturels communs pour tous les lycéens, des trois voies et de toutes les filières). Il existe, en effet, des domaines de savoirs où l’on ne peut accepter une spécialisation trop rapide et où il est essentiel que tous les lycéens « parlent la même langue » : c’est vrai pour l’histoire, l’histoire des idées et l’histoire des sciences, la connaissance des oeuvres fondatrices, les sciences humaines et sociales, les langues vivantes, l’éducation physique et sportive, l’éducation artistique, l’éducation civique juridique et politique (que nous avions nommée ainsi, mais qui a été transformée en « éducation civique, juridique et sociale »). Je pense même que, dans ces domaines, on pourrait imaginer un « tronc commun » où se retrouveraient côte à côte, dans les mêmes cours, des élèves des voies générale, technologique et professionnelle : c’est dans ce sens que j’ai pu parler d’un « lycée unique ».
2) La structuration des enseignements autour de filières susceptibles de conférer une unité aux apprentissages. Je n’étais, d’ailleurs, pas vraiment favorable à cela au début de la consultation de 1998. Ce sont les débats et les multiples concertations qui m’ont convaincu qu’il ne fallait pas abandonner complètement l’idée de colonne vertébrale avec des dominantes disciplinaires. Nous risquons, en effet, avec un système complètement à la carte, une véritable atomisation… De plus, le lycée doit permettre de s’engager progressivement vers des domaines cohérents et, à un moment donné, il faut que des enseignements spécialisés émergent. J’ai souvent cité la phrase de Brillat Savarin : « On ne forme pas les gastronomes de la même manière que les cuisiniers »… On ne forme pas, en sciences, des futurs scientifiques comme des littéraires qui doivent, certes, avoir une culture scientifique, mais d’une autre nature : pour accéder en faculté de sciences, il faut des savoirs techniques précis, tandis qu’un littéraire devra avoir des connaissances plus orientées vers la vie sociale (comme les statistiques, par exemple). Modulariser complètement les enseignements, c’est risquer de perdre cette « spécialisation épistémologique » progressive qui est la spécificité du lycée… et qui ne s’oppose pas à la culture commune, mais la complète.
3) Le suivi rigoureux des élèves. Un lycée à la carte ou modulaire nécessite un renforcement de l’accompagnement individualisé. Le danger est grand, en effet, de favoriser les élèves déjà autonomes ou particulièrement débrouillards, au détriment de ceux qui ne connaissent pas vraiment les codes scolaires et n’ont pas encore stabilisé de « stratégie de réussite ». Sans un tutorat très construit, avec des outils de liaison élaborés, la liberté de choix, pour certains élèves, sera une liberté du vide.
4) Un autre statut pour le lycéen. Si l’on veut un lycéen autonome et impliqué, il faut changer radicalement les rapports au sein des établissements. Alors que près d’un tiers des élèves de terminale sont majeurs aujourd’hui, ils continuent à être traités comme des élèves de sixième… reproduisant ainsi le comportement potache le plus traditionnel et bloquant la construction d’une véritable « maison des savoirs ». Il faut absolument que revoir complètement la « participation lycéenne ». Celle-ci est aujourd’hui caricaturale : au mieux les délégués peuvent donner leur avis sur le déplacement d’un banc dans la cour, mais ils ne sont jamais sollicités sur la construction des emplois du temps, le planning des contrôles, les méthodes de travail, l’équilibre entre cours magistraux et recherches individuelles, l’utilisation du travail de groupe, la place de la recherche documentaire, de la démarche expérimentale, etc.
5) La refonte du baccalauréat. Je sais bien que Xavier Darcos affirme qu’il ne veut pas toucher au baccalauréat (il a dit qu’il n’était pas chargé de « démonter la tour Eiffel »), mais nous savons à quel point la formation est pilotée par l’évaluation. On finit toujours par ne former que ce qui sera évalué. Or, les épreuves du baccalauréat d’aujourd’hui, qui réduisent la plupart des savoirs à des exercices formels individuels en temps limité, ne permettent pas un véritable enseignement rénové. Si l’on veut réformer le lycée, il faut réformer le baccalauréat et changer la nature des épreuves, voire introduire un système d’évaluation par unités capitalisables, chacune d’entre elles étant validée par un « projet abouti », ce que j’appelle un « chef d’oeuvre ».
Je crois que ces cinq conditions restent valables. Plus encore, je crois que l’évolution depuis 1998 les rend absolument essentielles.
Sur le chantier du service des enseignants, le texte annonce une « nouvelle conception du métier » , l’intégration de situations diverses. Quel regard portez vous sur cette annonce ?
Je suis pour une redéfinition du service enseignant, avec une réduction des heures de « cours » proprement dites et l’introduction, dans le service enseignant, d’autres types d’activités avec les élèves sur la base d’horaires annualisés : il faudrait pouvoir faire, à côté de ses heures hebdomadaires, un stage d’informatique pendant les vacances de Toussaint, des permanences quotidiennes de trente minutes de SOS MATHS ou une classe-enquête de trois jours… Sur ce point, je n’ai pas varié depuis 1998. C’est, à mes yeux, un levier essentiel pour la transformation des pratiques.
Il y a, cependant, deux conditions pour que cela fonctionne. D’abord que les heures récupérées ne soient pas purement et simplement un moyen de supprimer des postes. Aucune réforme ne sera acceptée si elle apparaît comme un habillage pédagogique de la pénurie. Ensuite, il faut des « unités pédagogiques fonctionnelles » pour gérer ces heures et le suivi des élèves. Le principe est de sortir du fractionnement systématique, de l’anonymat et de la dilution des responsabilités : il faut constituer des unités de cent à cent-cinquante élèves et les confier chacune à une équipe de professeurs qui en auraient collectivement la responsabilité (et qui y effectueraient la grand majorité de leur service). Dans ce cadre, l’équipe disposerait d’un ensemble d’heures qu’elle pourrait utiliser en fonction de ses besoins. Elle aurait les moyens de regrouper tous les élèves pour préciser le cadre et les exigences du travail, de mener des projets en commun, mais aussi d’organiser des regroupements différenciés avec des activités spécifiques. Elle serait l’interlocuteur privilégié des parents et des élèves, avec une existence institutionnelle et une visibilité qui font cruellement défaut aujourd’hui…
On pourrait encore évoquer le conseil pédagogique ou le renforcement de l’autonomie des établissements. Cette réforme semble s’inspirer de la pédagogie active. Comment cela est-il conciliable avec la réforme de la formation des enseignants ?
L’autonomie des établissements n’est pensable, à mes yeux, que dans le cadre d’une politique nationale et d’un cahier des charges fort et ambitieux pour les établissements. Sinon, les pires dérives nous menacent… en particulier l’accroissement fantastique des inégalités et du consumérisme scolaire. Il faut inverser la tendance actuelle qui laisse les établissements libres de leur politique éducative dès lors qu’ils respectent les normes administratives. Il faut alléger les normes administratives, mais en étant bien plus rigoureux sur les objectifs éducatifs : relations avec les familles, suivi des élèves, formation à la démocratie et au travail solidaire, etc. Or, le pilotage par les seuls résultats quantitatifs qu’on nous annonce est complètement contradictoire avec cela. Il risque de renforcer la sélection et le bachotage au moment même où l’on nous promet des « pédagogies actives ». Ce n’est pas une des moindres contradictions du projet…
La plus grande restant, quand même, l’annonce simultanée d’une réforme des lycées faisant une large place à la pédagogie de projet interdisciplinaire et la suppression, de fait, de la formation pédagogique des enseignants. Avec qui ferons-nous ce fameux « lycée finlandais » ? Je crains que nous ne trouvions que quelques militants pédagogiques volontaires qui se donneront clandestinement la formation nécessaire dans quelques caves récupérées par les mouvements pédagogiques.
Si vous pensiez pouvoir être écouté du ministre, quels points vous semblent de bons leviers pour changer le lycée ?
Je proposerais un travail avec, autour d’une même table, les représentants des professeurs, des chefs d’établissements, des élèves, des parents, des grandes confédérations syndicales ouvrières, du Conseil économique et social… Bien sûr, il faudrait faire ensuite des groupes de travail spécialisés, mais toujours avec des partenaires divers. Je suis très attaché à cette pluralité de points de vue pour sortir des face à face et des parties de bras de fer, pour « faire bouger les lignes »… Et je demanderai ensuite aux établissements volontaires d’expérimenter les propositions retenues en mettant en place des unités fonctionnelles de 100 à 150 élèves encadrées par des petites équipes cohérentes de professeurs ; je leur donnerai une large autonomie de gestion avec des objectifs pédagogiques bien déterminés et des équipes universitaires pour les accompagner…
Philippe Meirieu
Entretien : François Jarraud
Liens :
Le rapport de 1998 sur les lycées :
http://www.meirieu.com/RAPPORTSINSTITUTIONNELS/LYCEES.pdf
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