« Les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le paradigme de ce que devrait être l’éducation » affirme Edwige Chirouter, professeure des universités en philosophie et sciences de l’éducation à Nantes. « Ce qui se joue, se vit, s’éprouve, s’expérimente dans ces ateliers peut servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien dans les écoles, la Cité et les familles ». Edwige Chirouter répond aux questions du Café pédagogique quelques jours après la cérémonie de reconduction de la Chaire Unesco.
Vous êtes titulaire de la chaire de l’Unesco « Pratiques de la philosophie avec les enfants », reconduite la semaine dernière, alors quel bilan ?
Cette chaire Unesco a été créée en 2016. Elle est toujours la première et seule Chaire entièrement dédiée à la démocratisation de la philosophie dès l’enfance pour toutes et tous. Car il faut rappeler que l’exercice de la philosophie reste de fait réservé à une élite. En France par exemple les lycées professionnels n’ont pas d’enseignement de la philosophie. Je ne suis que la représentante de tout un réseau de militants et de militantes qui chaque jour, dans leur salle de classe, leur bibliothèque, leur association, leur université, dans tous les coins du monde, travaillent au développement de la pensée critique, au service des valeurs de démocratie et de fraternité dans une perspective véritablement pluriverselle sans reproduire les processus de domination et d’invisibilisation.
De quand date la pratique de la philosophie avec les enfants et sur quels modèles éducatifs ces pratiques reposent-elles ?
Les premières recherches et expérimentions de philosophie avec les enfants ont commencé d’abord en France avec les recherches de Germaine Tortel (grande invisibilisée hélas de l’histoire de la pédagogie) et développées dans les années 1970 avec les travaux plus célèbres des philosophes M. Lipman et A-M. Sharp. Toutes ces recherches s’appuient sur les fondements à la fois de l’Éducation Nouvelle et du Pragmatisme – c’est-dire sur une vision de l’éducation populaire qui se veut réellement émancipatrice, ancrée dans le réel, le sensible, l’expérience. J. Dewey récusait – comme le fait encore aujourd’hui la philosophe M. Nussbaum – une vision techniciste de la démocratie (comme seul mécanisme formel) et il la considère plutôt comme un mode de vie : c’est-à-dire comme un ensemble dynamique d’habiletés et d’habitudes à se conduire, à se parler et à délibérer les uns avec les autres.
Pour quelles raisons, la philosophie n’est-elle pas enseignée plus tôt et pourquoi son enseignement devrait-il être démocratisé ?
La philosophie, comme discipline scolaire, n’est enseignée dans l’immense majorité du monde qu’au lycée ou qu’à l’Université. Ainsi non seulement les enfants mais aussi les jeunes adolescents issus de classes populaires restent – comme l’ont été longtemps aussi les femmes en tant que femmes et avec les mêmes arguments – un peuple exclu de la philosophie. En œuvrant à la démocratisation de la philosophie, nous œuvrons à un processus de reconnaissance de l’enfant comme sujet, comme personne à part entière, qui en tant qu’être humain a besoin d’être guidé dans son légitime questionnement sur le monde. Mais en plus de cet enjeu éthique de reconnaissance, la philosophie avec les enfants s’appuie aussi sur des enjeux profondément politiques et en particulier sur un enjeu d’émancipation. Nous avons trop tendance à focaliser la vie démocratique sur une activité politique qui n’a lieu que tous les 5 ans – le vote par exemple – au lieu de mettre en avant ce qui a besoin d’être travaillé tous les jours dans nos interactions sociales quotidiennes. D’où l’idée de créer dans les classes avec de très jeunes enfants des « Communautés de Recherche Philosophique » qui seraient une mise en acte de cette conception de la démocratie et des valeurs humanistes. On voit ainsi comment dans ses fondements même la philosophie avec les enfants vise à développer des habiletés de pensée et des qualités humaines (de vertus ?) qui sont au cœur du projet humaniste et démocratique : la formation de sujets libres, lucides et autonomes, capables d’exercer leur esprit critique et le déploiement d’une pensée complexe, l’acceptation de leur vulnérabilité face aux grandes questions universelles et intemporelles qui ne peuvent trouver de réponse unique et définitive.
Quels sont les enjeux pédagogiques de de la philosophie avec les enfants ?
Je suis convaincue que les ateliers de philosophie avec les enfants nous donnent le paradigme de ce que devrait être l’éducation. De fait, on pourrait qualifier les pratiques de la philosophie avec les enfants de pratiques « pirates » par rapport aux pratiques habituelles de la philosophie au lycée et ou à l’université. Elles les dynamitent ! Et si l’on file cette métaphore de la piraterie, les pratiques philosophiques pourraient prendre l’école/l’éducation à l’abordage en transformant de l’intérieur son fonctionnement. Car ce qui se joue, se vit, s’éprouve, s’expérimente dans ces ateliers peut servir de modèle pour mettre en œuvre au quotidien dans les écoles, la Cité et les familles, 5 types de pédagogies : d’abord, une pédagogie de l’enquête, du problème, de l’interprétation et non de la transmission verticale, autoritaire, passive, froide, dévitalisée des savoirs. Ensuite, c’est une pédagogie du sens, de l’expérience, de la sensibilité, qui sait dévoiler aux enfants comment les savoirs hérités de nos multiples patrimoines littéraires, artistiques, technologiques et scientifiques résonnent avec leurs préoccupations d’êtres humains et leur volonté de donner sens au monde et d’y agir. C’est aussi une pédagogie de l’intelligence collective – pour cultiver l’esprit de coopération (et non de compétition). Car lorsque les enfants sont invités à réfléchir ensemble aux grandes questions universelles et intemporelles, ils font l’épreuve d’une commune vulnérabilité face à la complexité de ces questions qui ne pourront jamais trouver de réponse unique et définitive et qui nécessitent de fait une coopération de toutes les intelligences. La pratique philosophique est une pédagogie critique des valeurs qui instaure un rapport réflexif à la loi et aux normes – au-delà d’une obéissance aveugle aux inutiles et contre-productives injonctions moralisatrices. On se pose des questions comme « Y-a-t-il des violences légitimes ? », « Faut-il toujours obéir ? ». Enfin elle est une pédagogie de la lenteur qui se donne le temps de décélérer – loin des injonctions à l’urgence permanente – pour patiemment leur apprendre à grandir et penser.
Comment résumeriez-vous les enjeux de la mise en place d’ateliers de philosophie avec les enfants à l’école ?
La mise en place d’ateliers de philosophie avec les enfants à l’école et dans la cité donne corps à ce que Hannah Arendt appelait des « oasis de pensée », c’est-à-dire la création de temps et d’espaces coupés de l’affairement du monde où les participants peuvent prendre de la distance pour penser sereinement ensemble. L’enjeu de la philosophie avec les enfants est donc loin d’être seulement didactique et pédagogique (démocratiser l’accès à une discipline scolaire particulière) mais bien pleinement politique au sens le plus noble du terme puisqu’elle est pour reprendre le titre du dernier rapport de l’Unesco sur l’enseignement de la philosophie dans le monde « une école de la liberté ». Et si enfin pour conclure, nous reprenons à notre compte la terrible sentence de la graphure F. Goya, datée de 1799, « le sommeil de la raison engendre des monstres », nous mesurons plus que jamais aujourd’hui l’importance de notre mission.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
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