Enseignant à Paris 8, au sein de l’équipe ESSI-ESCOL, Stéphane Bonnéry s’intéresse à ces élèves « ingérables » qui ne laissent que de « mauvais souvenirs » dans les salles des professeurs. Après un travail sur les adolescents scolarisés dans les classes-relais, il publie dans la collection « La Dispute » un ouvrage dont le contenu ne laisse pas indifférent. « Comprendre l’échec scolaire » est le résultat de plusieurs années d’observations dans les classes par le sociologues, qui compléte le travail désormais incontournable de ses prédécesseurs d’ESCOL. Dans la lignée des Charlot, Rochex et Bautier, il complète les connaissances sur ces « malentendus » qui peuvent amener les élèves à renoncer progessivement aux apprentissages scolaires, mais en construisant des mécanismes de protection de leur estime d’eux-même qui les mettent progressivement en révolte contre une institution qui leur semble jouer double jeu.
Il a bien voulu répondre aux questions du Café
Entretien : Patrick Picard
Vous remettez en cause le vocable « élèves en difficultés » au même titre que l’ancien « handicap socio-culturel » . Quel vous semblerait la manière correcte de nommer ces élèves qui n’arrivent pas à maîtriser les savoirs requis par l’Ecole ?
Oui, le mot peut empêcher de comprendre exactement leurs difficultés. Dans mon jargon, je dis qu’on « substancialise », qu’on « essentialise » le problème, comme si les difficultés étaient une caractéristique par nature portée par ces élèves. Dire au contraire que ce sont des élèves qui nous donnent du fil à retordre dans les apprentissages modifie la manière de penser la situation.
Mon enquête veut se pencher surtout sur les élèves qui cumulent les difficultés (identitaires, langagières) qui font que l’Ecole leur est opaque, et qu’ils vont rapidement être orientés. Je les ai suivis pendant deux ans, entre le primaire et le collège. Ils n’ont pas de « déficience », mais regarder de près leurs difficultés peut nous permettre de mieux comprendre comment ceux qui ne partagent pas les évidences scolaires peuvnet devenir progressivement « révoltés ».
Vous reprenez à votre compte le concept de « malentendus socio-cognitifs» ?
L’idée de « malentendu » est très utile pour analyser les difficultés qui se jouent sur le plan des apprentissages intellectuels, quand celles-ci relèvent d’incompréhensions liés à l’écart entre les évidences de l’école et la culture de l’élève. C’est socialement situé. J.-Y. Rocheix et E. Bautier, dans la suite de B. Charlot, distinguent notamment une posture du « travail d’apprenant » et une posture du « métier d’élève » : être conforme aux consignes, faire docilement ce qu’on demande, sans imaginer que l’enseignant attend une appropriation d’un savoir. Certains élèves se mettent à penser que « toute peine mérite salaire », indépendamment qu’ils aient ou non acquis un savoir. Quand on fait découper des étiquettes pour les mettre dans l’ordre, l’élève ne sait pas forcément pour apprendre quoi.
J’y ajoute deux dimensions :
– la posture de « résistance » pour les élèves qui font tout pour casser là où ils passent (en classe-relai par exemple), lorsque les élèves sont déçus de voir que leur posture de « conformité » ne suffit pas pour qu’ils apprennent. Pour eux, le travail devient « infaisable ». Donc, en manifestant son opposition, l’élève reprendra une place dans le jeu, au lieu de rester sous la dépendance de l’enseignant qui devient vécu comme un « ennemi ».
– l’écolier s’inscrit-il dans l’école comme « enfant », comme « élève » membre d’un groupe de vie, ou en tant qu’ « apprenant » des savoirs scolaires ? Si chacune est évidemment légitime, seuls ceux qui seront capables de circuler entre ces trois postures réussiront à l’Ecole. Une des questions importante de savoir comment l’enseignant peut les y aider, en faisant la lumière sur ce que demande un apprentissage scolaire.
Vous rejoignez là les savoirs de la psychologie sociale ?
Mon cadre est évidemment sociologique, et si la psychologie sociale peut aider à comprendre pourquoi les élèves se braquent contre l’Ecole, je prétend que cette résistance n’est pas qu’individuelle : les élèves ne voient pas la distance entre leur culture et celle de l’école, et lorsqu’ils s’en rendent compte, tardivement, ils la jugent infranchissable et en construisent une haine de classe…
Mais en quoi la « lutte des classes » empêcherait des élèves d’apprendre ?
Soyons clairs : les enseignants ne peuvent pas tout, mais ne peuvent pas rien. Ils ont des leviers transformateurs entre les mains, mais ils agissent dans une situation en partie déterminée par des contextes sociaux qu’ils ne choisissent pas, des injonctions institutionnelles. Ne tombons pas dans le piège : l’échec scolaire n’est ni imputable uniquement aux élèves, ni aux familles, ni aux enseignants.
Culpabiliser les uns ou les autres ne sert à rien. Mais ne masquons pas non plus des choses douloureuses : comme d’autres professions, les enseignants sont à un endroit où ce qui se joue est particulièrement douloureux, et les prend en tenaille. L’Ecole fait deux choses à la fois : d’un côté, elle reproduit, fait le tri de la future hiérarchie sociale ; en même temps, les enseignants sont porteurs de convictions qu’ils mettent en œuvre, ils mettent en place une culture commune, développent les compétences des enfants, et sont un acteur de la démocratisation.
Mais le Socle Commun… ?
Il nous faudrait un long moment pour traiter cette question… C’est vrai que c’est paradoxal : on dit à la fois que c’est un minimum commun, mais le Socle est à géométrie variable. Certains objectifs sont très basiques, voire réducteurs, mais d’autres sont totalement démesurés : je suis loin de maîtriser ses objectifs en sciences physiques, par exemple… Le socle est une injonction qui pèse, qui risque de mettre la pression pour faire une école à plusieurs vitesses.
Mais si la fonction d’enseignant est sans cesse tiraillée entre deux pôles, ce doit aussi être une ressource pour nous : oui, le système produit de l’échec, mais les enseignants n’en sont pas exclusivement responsables. S’ils en ont leur part, c’est parce qu’ils mettent en œuvre des façons de faire qui n’ont pas complétement été pensées, individuellement et collectivement, parce que les moyens de formation sont insuffisants…
C’est aussi revigorant de penser qu’on est certes pris dans les mailles du filet, mais que c’est autant de chantiers qu’on peut mettre en œuvre pour changer les choses, plutôt que de se dire qu’il n’y a rien à faire. Ce serait totalement déprimant…
Vous écrivez que les pratiques majoritaires sont le produit de « stratifications contradictoires ». Pouvez-vous préciser ?
Le fait que les pratiques soient issues de plusieurs modèles me semble plutôt sain, en soi. Mais toutes les combinaisons de modèles ne sont pas productrices des mêmes effets, et c’est ce que je souhaite interroger, en évacuant des faux débats. M. De Robien et ses amis ont largement dit que c’était la faute des mouvements pédagogiques s’il y avait de l’échec scolaire. Mais dans les classes « ordinaires » que j’ai suivies, les enseignants ne sont ni désintéressés par les questions pédagogiques, ni très engagés dans tel mouvement. Ce que nous avons vu, de manière massive, ce sont des dispositifs pédagogiques qui ne peuvent ni être qualifiés de « pédagogie traditionnelle », ni de « pédagogie conforme à tel didacticien ou pédagogue ». Malgré eux, notamment du fait des conditions dans lesquelles ils travaillent, les enseignants sont pris dans des « évidences », des « vulgates » qui ne permettent en rien de dire ce qui se passe dans les classes de tel ou tel enseignant très engagé dans une méthode pédagogique…
Vigotsky et les socio-constructivistes, dont découlent certains discours pédagogiques, pointent deux fondamentaux dans l’appropriation des savoirs : la compréhension du monde à travers des disciplines (les contenus), et le recours au « socio » comme passage impératif de l’appropriation des savoirs. Vous remettez en cause la pertinence de ce modèle ?
Je suis plutôt favorable à ce cadre de pensée, mais beaucoup plus réservé sur la manière dont ce cadre de pensée se trouve traduit et mis en actes dans les classes. Par exemple, un enseignant peut être persuadé de l’importance de la la « construction des savoirs », du recours au « socio » et avoir des comportements pédagogiques qui le prend au piège… Je voyais récemment une classe de CM2 où l’enseignante avait préparé sa séance consciencieusement, avait cherché des situations de découvertes pour faire émerger la notion, mais qui, au moment de la synthèse, a dû désespérément s’appuyer sur les deux seuls élèves plutôt bien lotis culturellement, avant de présenter le résumé de la leçon qu’elle avait préparé. Le constructivisme se transformait en ex-cathédra…
Dans les discours dominants, on parle beaucoup « d’individualisation » pour répondre aux difficultés des élèves…
Là encore, décortiquons… De quoi parle-t-on quand on utilise ce mot qui, derrière le consensus, peut faire des ravages ?
Que l’école veille à ce que chaque élève ait acquis le programme, je ne peux qu’y être favorable sur le principe. Mais si c’est pour laisser penser que l’Ecole n’est qu’une somme d’individus, que chacun est sur ses rails, et que c’est la course pour arriver en premier, je ne suis pas d’accord. C’est ce qu’on appelle l’égalité des chances : une mystification qui laisse se développer l’idée que l’Ecole est une compétition.
La logique des « compétences » me semble aussi à interroger, comme le fait Bernard Rey, si on ne veut pas retomber dans les errements des « pré-requis » que dénonçaient déjà Bourdieu. On risque de faire porter aux mouvements pédagogiques des objectifs qui sont bien lointains de leurs valeurs initiales.
Plutôt que de parler d’individualisation, je souhaiterais qu’on soit plutôt soucieux que grâce au travail mené dans la classe, collectif et individuel, tout le monde s’approprie le travail en jeu. Si on donnait aux enseignants et à l’institution le moyen de parvenir à cet objectif, ce serait positif.
Avez-vous des expériences de situations dans lesquelles les enseignants aient pu faire avancer les capacités de « mobilisation intellectuelle » de leurs élèves ?
Il est légitime qu’on ait combattu les situations pédagogiques dans lesquelles l’enseignant disait : « tu apprends ça et tu ne te poses pas de question ». Mais encore faut-il que l’élève qui apprend puisse faire le lien entre la « découverte » qui a pu avoir lieu dans la classe, et les savoirs qui sont valables de Stockolm à Soweto : quand une démarche intéressante a permis à la classe de construire l’idée qu’on peut shématiser un interrupteur avec un signe, il est impératif de le relier à l’histoire des savoirs, à la manière dont les hommes ont inventé des manière de se mettre d’accord pour coder le réel pour l’organiser. Faute de faire ce travail, on laisse croire que c’est chaque enseignant, chaque élève qui doit tout réinventer, et que le travail qu’ils ont mené n’est qu’une « activité » sympathique entre leur enseignant et eux. Bref, on n’inscrit pas chacun dans une fonction sociale (apprenant/enseignant) qui certes met en jeu des personnes, mais s’inscrit dans un patrimoine sans cesse renouvelé, une institution, une histoire, un collectif, une culture commune…
Le gouvernement annonce sa volonté de développer l’évaluation des enseignants par les «résultats», quelles que soient les méthodes pédagogiques qu’ils utilisent…
C’est totalement négatif parce qu’on rentre dans la logique de la culpabilisation, et encore de l’individualisation, celle des enseignants cette fois.
C’est faire croire que les difficultés des élèves à comprendre ce qu’on attend d’eux pour s’approprier les savoirs scolaires sont symétriques aux difficultés qu’auraient les enseignants pour enseigner des savoirs de plus en plus complexes, à des élèves de plus en plus hétérogènes.
C’est tenir les enseignants comme indivuellement responsables des difficultés auxquelles ils sont confrontés. C’est nier purement et simplement le fait que les difficultés se posent à toute profession tiraillée par les injustices sociales, même si chacun d’entre nous peut essayer de faire de son mieux.
Je pense donc que la solution est vers le développement d’espaces de travail collectifs, de mutualisation dégagés du caporalisme et de l’évaluation permanente, dans lesquelles les enseignants puissent être aidés à confronter les dispositifs pédagogiques qu’ils mettent en œuvre, les réponses des élèves. Dans l’Education Nationale d’aujourd’hui, ces espaces se réduisent comme peau de chagrin et la formation continue est loin d’avoir les moyens indispensables pour étoffer les liens entre recherche, formation et pratiques.
Quel type de formation, initiale ou continue, vous paraîtrait de nature à armer les enseignants ?
Les enseignants n’ont pas forcément besoin de devenir des chercheurs. Il faut être lucide : le sociologue que je suis ne serait sans doute pas capable d’enseigner en primaire, et lorsque je passe des dizaines d’heures à décortiquer des séances de classe pour mieux comprendre ce qui s’y passe, c’est évidemment hors de la temporalité ordinaire d’un enseignant. Mais il est évident que la recherche et les formateurs doivent trouver de nouvelles collaborations pour pouvoir accompagner les équipes sur le terrain.
Stéphane Bonnéry
La Dispute
Isbn : 978-2-84303-154-0 / Ean 13 : 9782843031540
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Le blog de Stéphane Bonnéry
Des pratiques pédagogiques efficaces ? L’enquête d’Yves Reuter