Compte rendu de “Farewell to Alms – a brief economic history of the World”, un livre de Gregory Clark
Depuis Adam Smith, une question fondamentale tarabuste les économistes et les historiens : pourquoi certaines nations sont-elles devenues riches tandis que d’autres restaient pauvres ? Plus précisément, la question d’Adam Smith peut être décomposée en trois questions distinctes : Pourquoi le verrou malthusien a-t-il persisté aussi longtemps ? Pourquoi la Révolution industrielle est-elle survenue en Angleterre, et pas ailleurs (eg, en Chine ou au Japon) ? Pourquoi certaines nations restent-elles aujourd’hui encore prisonnières du verrou malthusien ?
Comme l’écrivait Robert Lucas dans ses Lectures on Economic Growth : « Once one starts to think about them, it is hard to think about anything else. » Depuis plus de vingt ans, c’est le genre de questions auxquelles n’a cessé de réfléchir Gregory Clark. Cet écossais de 50 ans, formé à Cambridge puis à Harvard, enseigne l’histoire économique européenne à l’UC Davis. Ses travaux sur l’histoire économique de l’Angleterre, publiés dans les plus grandes revues (not. le Journal of Economic History), font référence dans la discipline. Son livre, Farewell to Alms : a brief economic history of the world, paru cette année aux Princeton UP, en constitue la synthèse.
La thèse de Grégory Clark est originale, brillante, et particulièrement convaincante pour ce qui est de répondre aux deux premières questions. Mais l’explication de la grande divergence du 20ème siècle risque de faire tousser les esprits progressistes — et notamment ceux qui, à l’instar de Jeffrey Sachs, plaident pour une politique d’aide publique massive au développement.
Après avoir résumé en détail la partie la plus utile de l’ouvrage (le cœur de la thèse), nous en ferons une brève analyse critique.
Résumé de l’oeuvre
Cf. ce fichier Word (25 pages)
Critique
Dans The Rise of the Western World (1973), North and Thomas écrivaient: “Efficient economic organization is the key to growth; the development of an efficient economic organization in Western Europe accounts for the rise of the West. Efficient organization entails the establishment of institutional arrangements and property rights that create an incentive to channel individual economic effort into activities that bring the private rate of return close to the social rate of return . . . if a society does not grow it is because no incentives are provided for economic initiative” (pp. 2–3).
Depuis au moins Adam Smith, l’idée que le développement passe par de bonnes institutions est considérée chez les économistes comme allant de soi. Elle domine aujourd’hui l’histoire économique et l’économie du développement, et oriente l’action des institutions internationales, comme la Banque Mondiale. C’est à cette idée que s’attaque Gregory Clark dans le livre. Selon lui, si les institutions étaient ce qui importe le plus, l’Angleterre, la Chine, ou le Japon auraient du connaître une révolution industrielle dès le Moyen Age. Ne lésinant pas sur la provocation, il affirme même que les critères du Consensus de Washington étaient tous beaucoup mieux respectés dans l’Angleterre médiévale que dans les actuels pays de l’OCDE. Sur la période 1200 – 1650, les taux de prélèvements obligatoires n’excédaient pas 6 % (dîme incluse), l’endettement public était réduit, l’inflation inférieure à 2 % (n’atteignant 3 % que durant la Révolution des prix au 16ème siècle), les taux d’intérêt inférieurs à 6 % dès le 14ème siècle, la sécurité des biens et des personnes était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui dans les grands pays d’Amérique latine, la mobilité sociale n’était pas rare, et dans les deux sens… Bref, au plan institutionnel, l’Angleterre médiévale était mûre pour le développement.
En admettant ce point (qui devrait faire débat chez les historiens), cela montre tout au plus que de bonnes institutions ne sont pas une condition suffisante du développement. Mais Gregory Clark va beaucoup plus loin. Il soutient que de bonnes institutions ne sont même pas nécessaires. Selon lui, l’évolution des institutions accompagne généralement le processus du développement, elle ne le précède pas. Quand une nation se développe, elle adapte ses institutions en conséquence. Ainsi, l’interdiction de l’usure dans les pays catholiques ou musulmans n’a pas empêché le développement du crédit, au besoin au moyen d’artifices (banques mutualistes, prêt déguisé en transaction sur des biens, etc.). Certaines institutions établies peuvent bien faire obstacle au développement, mais cela ne dure qu’un temps. Tôt ou tard, de nouvelles institutions, plus adaptées, finissent par émerger. Au besoin, la diversité des villes, des régions, des nations assure que certaines, dotées de meilleures institutions, se développent avant d’autres. Celles-ci sont alors incitées à leur emboîter le pas. Las ! Le mal-développement de l’Afrique Noire depuis l’indépendance semble démontrer qu’il n’est pas si facile de se doter de bonnes institutions. A l’évidence, la violence, la guerre, la corruption généralisée sont aujourd’hui les principaux obstacles au développement de l’Afrique Noire. La preuve en est que les pays africains qui se développent sont précisément ceux qui ont pu se préserver de ces maux — l’Ile Maurice, le Cap Vert, l’Afrique du Sud, le Botswana, la Namibie.
Le souci de promouvoir sa thèse évolutionniste contre la thèse institutionnaliste conduit Grégory Clark à un déni de réalité. Expliquer le retard de l’Afrique par le seul facteur culturel ne mène à rien. Pourquoi les principes darwiniens du Survival of the fittest ont-ils favorisé la diffusion de vertus pro-développement en Europe ou en Asie de l’Est, mais pas en Afrique Noire ? La principale raison est probablement que les institutions y ont évolué dans un sens pro-développement alors qu’en Afrique elles ont continué à favoriser des valeurs hostiles au développement. Il reste que ces mêmes africains ont tôt fait d’adopter les valeurs des Européens quand ils émigrent en Europe : un immigré malien en France ne travaille pas moins dur, ni n’épargne moins que ses collègues français. Au contraire ! La culture n’est donc pas tout.
C’est tout le problème des explications univoques. A tout vouloir expliquer par un seul facteur – les institutions, ou la géographie, ou la culture, ou la connaissance – on tombe dans le réductionnisme. Les limites de sa thèse n’ont d’ailleurs pas échappé à l’auteur, qui finit par expliquer la survenue de la Révolution industrielle anglaise par les accidents de la géographie, reprenant ici à son compte la thèse de Pomeranz. Ce dernier auteur nous parait aussi mieux expliquer pourquoi la révolution industrielle eut lieu en Angleterre plutôt qu’en Chine ou au Japon. Clark explique que la fertilité des riches était dans ces pays beaucoup moins élevée qu’en Angleterre, d’où une diffusion plus lente de leurs valeurs (et de leurs gênes). Mais il cite à l’appui de sa thèse les seuls cas des Samouraïs et de la dynastie Qing, deux groupes sociaux pas nécessairement représentatifs des riches, et a fortiori des classes bourgeoises. Enfin, si l’on prend au sérieux la question des gênes, il faudrait en bonne logique tenir compte des naissances illégitimes. Après tout, les riches ont toujours eu plus de maîtresses que les pauvres…
Bref, autant la thèse de Clark rend bien compte de la stasis malthusienne et de la survenue de la Révolution industrielle, autant elle est peu satisfaisante pour expliquer la grande divergence du 20ème siècle. Ici, le professeur de SES s’intéressera plutôt à l’analyse d’un Robert Lucas (cf. Café Pédagogique N°84).