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« L’école française n’est pas gouvernée, elle n’est pas ingouvernable ». Entretien avec Denis Meuret
Entretien François Jarraud
« Gouverner l’Ecole ». C’est sans doute le livre qui s’impose au nouveau ministre de l’Education nationale. Avec cet ouvrage, Denis Meuret (Université de Bourgogne) décrypte le modèle éducatif français. Mis en parallèle avec le modèle américain, issu des conceptions de Dewey, il montre pourquoi le modèle français, proposé par Emile Durkheim, a plus de mal de mettre en œuvre une éducation permettant aux élèves de faire face au monde qui vient.
Cette comparaison entre les systèmes éducatifs français et américain oppose leurs deux finalités : le dessillement ici, l’empowerment là-bas. Pour vous il s’agit bien de systèmes politiques opposés issus de 2 philosophies : celles de Durkheim et de Dewey. Quelles conceptions contiennent ces deux termes ?
Je ne suis pas sûr que Dewey lui-même utilise le terme d’empowerment, mais il m’a semblé, en effet, pouvoir synthétiser ainsi l’ambition de l’école selon Dewey. Linda Darling-Hamond, une des continuatrices actuelle de Dewey écrit que l’école doit «provide most americans with an empowering and equitable education (1) » Une telle éducation, poursuit-elle, réclame des situations d’apprentissage « riches, actives, permettant de comprendre en profondeur », une école qui prépare les élèves à des « interactions sociales constructives et à prendre des décisions avec les autres ». Dewey lui-même nous indique comment comprendre empowerment , à mon sens, en disant que l’éducation doit s’appuyer sur l’expérience, mais que seules éduquent les expériences qui « permettent d’avoir des expériences plus riches dans le futur (2) ». L’école doit permettre à ses élèves une vie plus riche, maintenant et plus tard. Cela s’appuie sur une prémisse : La qualité de la démocratie elle même est liée, à travers l’intensité des échanges, à la richesse des expériences de chacun. Une démocratie de qualité est sans doute l’objectif deweyen que l’école américaine a le plus repris à son compte. A la différence de ce qu’on considère en France, la poursuite de cet objectif civique ne suppose pas que l’école refuse de viser l’insertion dans le monde économique : les échanges économiques, le travail- la capacité qu’on a de l’exercer, le comprendre, d’y déployer son ingéniosité, son intelligence, son courage, son autonomie- font partie de l’expérience, ni plus ni moins que les expériences esthétiques, morales, sociales, que l’école doit aussi viser à rendre plus riches. Empowerment, cela signifie, accroître le pouvoir, la capacité de, celle de ressentir le monde plus profondément aussi bien que celle de le comprendre et de le transformer.
Le « dessillement », de même, n’est pas employé par Durkheim (qui use d’une langue trop pure pour cela : c’est un néologisme, formé à partir de dessiller (3) , mais que je n’arrive pas à trouver horrible comme on doit trouver, je crois, les néologismes), mais me semble pouvoir synthétiser l’ambition de l’école selon les écrits qu’il y consacre. Il s’agît de faire tomber les voiles qui, devant les yeux des individus, obscurcissent leur jugement. L’objectif ultime de l’école, pour Dewey comme pour Durkheim, est de nature civique, et, en effet, on imagine mal qu’il en aille autrement dans une société laïque d’égaux. Mais les voies sont autres. L’individu civique, pour Dewey, est celui dont la richesse des expériences et des échanges vivifie la démocratie – aussi bien l’écrivain, qui exprime plus intensément le monde, que le garçon de café baratineur, alcoolique, généreux, et, pour cette raison, aimé de tout son quartier, que Kazan met en scène dans Le lys de Brooklyn, ou encore qu’Einstein, Citizen Kane, ou le citizen qui nous a donné l’internet . Pour Durkheim, c’est celui dont l’esprit est capable de l’élever au dessus des intérêts dont le choc conduit l’humanité à la décadence, pour accéder aux lois et vérités générales dont la compréhension ouvre à des comportements sociaux et moraux conformes à l’intérêt général.
Une des grandes forces de votre livre c’est l’analyse qu’il fait de la mouvance « républicaine ». Dans quelle mesure est-elle une héritière de Durkheim ?Peut-on dire qu’elle préfère l’autorité de l’Etat à la démocratie et au progrès social ?
A mon sens, le discours dit « républicain » sur l’école est une corruption du Durkheimisme. L’influence de cette mouvance est une des manifestations du fait que ce modèle nous handicape aujourd’hui. Un journaliste a, dans une conversation avec moi, opposé mon livre à La fabrique du Crétin de Jean Paul Brighelli, que j’ai donc lu. C’est un bon pamphlet, souvent drôle, parfois « bien envoyé », mais c’est aussi un livre délirant : Brighelli invente le monde qui autorise son discours sur l’école. Dans ce monde là, l’égalité des chances existait dans les années soixante davantage qu’aujourd’hui, l’économie aujourd’hui a besoin d’ilotes-ce pourquoi les pédagogues fabriquent des crétins, mais, en même temps, la meilleure formation pour les futurs managers, comme pour les futurs ouvriers d’ailleurs, ce sont les grands auteurs du patrimoine- les élèves ne demandent qu’à étudier Mallarmé et Schönberg. Tout cela est faux, mais les tenants du modèle ont besoin de le croire, sauf à révéler qu’ils sacrifient leur mission (présenter le monde, selon Arendt, faire grandir, selon Dewey, faire tenir la société, selon Durkheim) à une image de leur métier qui satisfasse leur ego. Aucun discours sur l’éducation ne tient sans une argumentation sur sa relation avec le monde – morale, sociale, économique, de préférence les trois à la fois. Le discours républicain, purement interne à l’éducation, doit inventer le monde qui irait avec sa défense de la tradition scolaire. Le risque sympathique que prend Brighelli est de nous proposer comme forme de la tradition l’école des années soixante, une école dont certains -dont moi- ont encore un souvenir précis, qui ressemble fort peu à celui qu’il en a conservé. Durkheim écrit en fonction d’un monde qui est réellement le sien, ne réclame aucun retour à aucune tradition, puisqu’il en fonde une. D’ailleurs, les républicains s’en réclament peu : il est trop intéressé par le premier degré, la formation des enseignants, la pédagogie. En même temps, l’évidence avec laquelle leur discours est accueilli est son héritage : En proposant une école qui sauve la société d’elle-même, il favorise l’idée que c’est la société qui doit des comptes à l’école, et non l’inverse.
Par exemple dans quelle mesure l’orientation des élèves diffère-t-elle aux Etats-Unis ? Le système est-il socialement plus juste ou plus injuste que le notre ?
En gros, on peut dire qu’aux USA, « l’orientation » consiste à choisir, non des filières comme en France, mais des cours (océanographie plutôt que philosophie politique, par exemple, en terminale) et des niveaux de difficulté (algèbre 2, plutôt qu’algèbre 1, sachant bien sûr que les cours les plus difficiles préparent mieux aux SAT, les épreuves d’entrée dans le supérieur. Dans ce contexte, l’institution pousse les élèves vers le haut plutôt que vers le bas : le mauvais élève est un élève paresseux, sa faute est de ne pas utiliser à fond ses potentialités, en se contentant des cours les moins exigeants. En France, le mauvais élève est plutôt incapable, et donc il faut l’empêcher d’aller dans des voies trop difficiles pour lui- en filigrane : d’occuper une place dont il est indigne.
L’influence de l’origine sociale sur la carrière scolaire est plus faible aux USA qu’en France. Nous leur reprochons un système de financement socialement inégal, mais, d’une part, ils multiplient les systèmes de péréquation et de subventions spéciales qui diminuent, sans l’annuler, une inégalité de financement qui existe aussi chez nous, et ,d’autre part, leur long tronc commun est plus égalitaire que nos filières. Ceci dit, j’ai développé ailleurs une conception plus large de l’équité de l’éducation. Il me faut donc ajouter que, selon d’autres indicateurs d’équité (écart entre les plus faibles et les plus forts, niveau des plus faibles) les USA, selon les disciplines, sont aussi ou davantage inégalitaires que la France, pas moins (4) .
Du coup vous présentez une Ecole française qui se tient au-dessus du pouvoir et donc au dessus de toute tentative de réforme, qui n’est pas gouvernable. Pourtant l’Ecole a bougé. Je ne fais pas seulement allusion à la massification. Mais on a vu arriver les projets d’établissement, les TPE, les IDD. De nombreux enseignants ont défendu les TPE par exemple…
J’écris que l’école française n’est pas gouvernée, pas qu’elle est ingouvernable. Le système éducatif québécois, avec un héritage catholique au moins aussi lourd que notre héritage durkheimien, a réussi, en 20 ans de « révolution tranquille», un virage qui l’a conduit vers un usage plus important qu’ici de l’évaluation, vers une vision plus positive de l’élève, et vers les sommets des évaluations PISA, ceci avec des élèves qui se sentent mieux à l’école qu’en France.
Si je me souviens bien, les enseignants étaient en majorité réticents vis-à-vis des TPE, un mode d’enseignement de type deweyen en effet, en ce qu’il mobilise des disciplines pour traiter un problème réel, et donc permet à l’élève de comprendre à la fois comment celles-ci améliorent sa maîtrise du monde et comment leur mobilisation dans ce but demande un travail supplémentaire par rapport aux exercices scolaires formatés pour rester à l’intérieur de la discipline. Il y a là quelque chose de potentiellement très exigeant et très formateur, mais dangereux selon le modèle durkheimien en ce que la discipline en est désacralisée, instrumentalisée. De mon point de vue, il est typique du fonctionnement du modèle que beaucoup d’enseignants aient d’abord rejeté cette innovation, puis s’y soient ralliés à l’usage, au point de la défendre quand on l’attaqua.
Le socle commun n’est il pas le garant de réels changements puisqu’il s’intéresse à la culture commune et pas à la sélection vers l’excellence ?
Le socle commun est une excellente chose, mais je n’arrive pas à croire, j’espère me tromper, qu’on puisse vraiment le mettre en place en France. Pour le doter d’une légitimité assez forte, il faudrait qu’il repose 1) sur ce que de bons enseignants d’élèves faibles tiendraient pour atteignable- mais, tétanisés par la peur des critiques sneso-durkheimiennes, celle ne pas paraître assez exigeants, les élaborateurs du socle proposeront sûrement quelque chose de trop difficile et donc de peu mobilisateur 2) sur l’observation empirique des compétences et connaissances dont la maîtrise « fait une différence» forte dans les différents aspects de la vie d’un individu. Or ce lien entre les compétences d’un individu et la qualité- morale, civique, politique- de sa vie est un domaine à peu près inexploré.
Alors que serait un bon gouvernement pour l’Ecole ? L’Ecole française serait-elle plus efficace si elle s’ouvrait au monde, à sa communauté, à ses élèves ?
Ciel, vous n’avez rien de plus difficile, comme question ? Je vais botter en touche de deux façons. D’abord, je vais renvoyer, en m’en excusant, à la seconde partie de l’introduction d’Améliorer l’école (5) , un texte où j’ai essayé de définir ce bon gouvernement en m’appuyant sur les contributions des auteurs de cet ouvrage. Ensuite, je voudrais répondre sur l’ouverture, en me réfugiant dans les bras de Dewey. L’école, dit il, doit produire des citoyens libres, imaginatifs, créatifs. J’aimerais qu’on considère comme une question empirique la question de savoir quel type d’école s’acquitte le mieux de cette tâche. Si j’en juge par le comportement des pays au moment de la seconde guerre mondiale, l’école américaine s’en est mieux acquittée que l’école française dans l’entre deux guerres. Mais j’accorde volontiers que nous avons besoin d’établir des liens de causalité de façon plus rigoureuse que cela.
Cette évolution n’est elle pas seulement une américanisation ? Parce que quitte à chercher un modèle, pourquoi ne pas regarder vers le modèle finlandais ou suédois qui semblent les plus efficaces ?
Je ne propose pas le système américain en modèle, j’essaie, sans être sûr d’y avoir réussi, de me servir de chaque système pour analyser l’autre. Côté France, la question est: pourquoi avons-nous tant de peine, devons nous employer tant de précautions, nous faire si humbles et si techniques, surmonter tant d’oppositions des meilleurs esprits, quand nous tentons d’inventer notre version d’une éducation moderne ?
Il y a, à mon choix des USA, une raison pratique (l’accessibilité d’une documentation abondante), une raison théorique (dans ces deux pays, le modèle politique d’éducation est simple à retracer), et aussi une raison idéologique (comprendre l’accusation d’américanisme). Mais, s’il s’agissait de prendre un modèle pour l’éducation, je prendrais, comme tout le monde, plutôt les pays nordiques que les Etats-Unis: leurs systèmes scolaires sont, en général, plus efficaces, plus équitables, plus conviviaux que le nôtre. Ils ont aussi mis en place davantage d’éléments de la régulation moderne. Mais justement, s’inspirer d’un pays ne demande pas qu’on le prenne pour modèle, mais qu’on comprenne pour quelles raisons il est ce qu’il est et nous ce que nous sommes. C’était plus facile avec les USA. Ceci dit, pour étayer ma notion de « modèle politique d’éducation », je dois montrer qu’elle peut être utile pour d’autres pays que la France et les Etats-Unis. Je vais m’y atteler maintenant.
Les milieux économiques, la société française veulent-ils vraiment une évolution de l’Ecole ? Quand on regarde le désinvestissement dans l’éducation (baisse de la dépense interne d’éducation), le discours sur l’inflation scolaire, l’accomodement avec un fort taux d’échec et d’exclusion des jeunes, on a l’impression qu’une partie des décideurs poussent le pays dans une évolution divergente de celle des autres pays développés. Plutôt que construire une économie d’innovation qui aurait besoin d’un investissement éducatif, ils pourraient préférer maintenir le statu-quo, un peu à la manière des « coronels » brésiliens du début du 20ème siècle qui refusaient l’industrialisation. C’est à dire maintenir l’économie de production qui leur apporte rente et tranquillité, y compris scolaire, pour eux et leurs familles. Qu’en pensez vous ? L’Ecole française est-elle vraiment condamnée à évoluer ?
Non, l’école française n’est pas condamnée à évoluer. Rien ne nous empêche de vouloir un avenir de type moyen oriental : une bourgeoisie lettrée plutôt qu’une classe moyenne innovante. Il s’agît de volonté politique et non de déterminisme historique. C’est bien le problème d’ailleurs. Certaines des décisions du précédent gouvernement, notamment l’apprentissage à 14 ans, étaient carrément régressives et font penser à votre scénario brésilien, comme d’ailleurs le fait qu’on soit plus prompt à penser qu’il faudrait former moins plutôt qu’engager des politiques économiques favorisant la création d’emplois qualifiés.
La France vient de choisir un chef d’Etat pour 5 ans. Avez vous perçu dans la campagne électorale des échos à vos préoccupations ? Puisque un nouveau ministre est censé gouverner l’Ecole, quel(s) conseil(s) lui donneriez vous ?
J’écris ceci le lendemain de la victoire de M. Sarkozy. Si mon modèle est exact, il s’apprête à mener une politique éducative contradictoire, puisque la régulation par les résultats, dont il reprend davantage d’éléments que les autres candidats, est contradictoire avec le versant « républicain » de son programme. Pour le dire vite, avant 68, dont il vomit les valeurs, il n’aurait pas été envisageable d’assigner à un établissement scolaire une quelconque responsabilité dans le devenir de ses élèves. Cette contradiction n’est d’ailleurs pas propre à Sarkozy mais à toute les politiques «néolibérales de droite », y compris la droite américaine : La volonté de mettre en œuvre un état fort, une éducation qui redresse les sauvageons, suppose une vision négative de la société et des élèves. A l’inverse, que l’école doive rendre des comptes à la société suppose que « tous les élèves peuvent apprendre » et que l’école soit conçue pour accomplir les valeurs d’une société démocratique et ouverte plutôt que pour sauver la société de l’anomie et du laisser aller hyppie. Le versant autoritaire du programme sarkozyste va mieux avec le modèle durkheimien qu’avec le modèle deweyen, mais s’écarte aussi de Locke et de Smith pour se rapprocher de Hobbes et de Burke.
Je voudrais terminer avec une note plus personnelle. Une des particularités de la France c’est un anti-américanisme qui s’exprime souvent de façon primaire. N’est ce pas téméraire pour un chercheur français de donner à voir, à comprendre et à méditer un modèle américain ?
Ah, vous croyez ?
Denis Meuret Université de Bourgogne/ IREDU.
Notes (1) Darling Hamond, L. The right to learn, 1997, Josey- Bass, p 7. (2) Dewey, J. Experience and Education, (1938), 1997, Touchstone books, p 25. (3) « dessiller » pour lequel le petit Robert donne comme exemple « L’on commence à dessiller les yeux du peuple sur les superstitions » ( Voltaire). (4) Voir Meuret,D. 2002, Tentative de comparaison de l’équité des systèmes éducatifs français et américain, Carrefours de l’éducation, n°13, CRDP Amiens. (5) Chapelle, G. et Meuret, D., 2006, Améliorer l’école, PUF.
L’ouvrage MEURET, Denis, Gouverner l’école. Une comparaison France / Etats-Unis, Presses Universitaires de France, 2007, 232 pages,
Voir aussi : Compte-rendu de P. Picard dans le Café n°82 Commander l’ouvrage : http://www.puf.com/Book.aspx?book_id=022733
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