Il pourrait être facile, devant la brutalité de ce qui se joue sur l’école, de jouer le « front unique » pour résister. Mais ce n’est pas le lieu. Donc, je tenterai que nous nous offrions le luxe de voir précisément ce sur quoi nous ne sommes pas tous d’accord, ce qui peut renforcer les professionnels pour éviter de prêter le flanc aux amalgames.
Les 3 sites Internet (Le Café Pédagogique, Education et Devenir, Les Cahiers Pédagogiques) ont joué un rôle d’organisateur du débat très important, qui a notamment contribué à amener certains scientifiques comme Franck Ramus, en octobre au collège de France, a éteindre tout crédit scientifique aux propose de M. De Robien, de plus en plus amené à avoir des propos divergents avec les textes qu’il a lui même contribué à modifié. Il ne lui reste plus qu’a espérer pouvoir faire appel à l’opinion publique.
C’est ce débat qui nous a permis d’obtenir l’arrêté publié au BO du 24 mars, devenu texte de référence, puisqu’ayant force de loi supérieure à la circulaire qu’avait publié le ministre.
Cet arrêté supprime des jugements de valeur sur les méthodes (qui n’avait d’ailleurs pas de valeur juridique), et ajoute le paragraphe » (…) on utilise deux types d’approches complémentaires : analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises, synthèse à partir de leur constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventés. »
« L’apprentissage de la lecture passe par le décodage et l’identification des mots et par l’acquisition progressive des démarches, des compétences et connaissances nécessaires à la compréhension.
Au début du cours préparatoire, prenant appui sur le travail engagé à l’école maternelle sur les sonorités de la langue et qui doit être poursuivi aussi longtemps que nécessaire, un entraînement systématique à la relation entre graphèmes et phonèmes doit être assuré afin de permettre à l’élève de déchiffrer, de relier le mot écrit à son image auditive et à sa signification possible. Il est indispensable de développer le plus vite possible l’automatisation de la reconnaissance de l’image orthographique des mots. Cet apprentissage exige de conjuguer lecture et écriture.«
Photo Café pédagogique |
Comme Agnès Van Zanten, j’insiste sur l’importance de la communication entre les enseignants et les parents, pour rendre explicite les savoirs en acte dans la classe, préciser les choix… C’était le sens du livre que nous avons publié avec Sylvie Cèbe, afin d’aider les enseignants à entrer en communication avec les parents, et ne pas laisser entendre que 98% des enseignants seraient dans l’illégalité lorsqu’ils n’enseignent pas exclusivement le code.
La suite de la circulaire publiée au BO montre le maintien de la perspective de cycle, avec l’évaluation au CE1, l’importance de la compréhension et de la poursuite du travail au cycle III, c’est à dire exactement l’inverse de ce qui est fait aujourd’hui par le système : la baisse des moyens de formation continue qui pourraient aider les enseignants à mettre en œuvre ces objectifs.
« Le cours préparatoire est le temps essentiel de cet apprentissage. Celui-ci doit être poursuivi au CE1 pour consolider la maîtrise du code, développer l’automatisation de la reconnaissance des mots et entraîner à la lecture de textes plus longs, plus variés, comportant des phrases syntaxiquement plus complexes. La lecture doit être prolongée et affermie par un travail régulier de production d’écrits.«
« Piloter la classe, c’est comme utiliser une table de mixage »
Comment rendre compte des choix didactiques des maîtres ? C’est évidemment très complexe, comme une table de mixage de studio d’enregistrement : où sont vos curseurs ? Comment poussez-vous tel ou tel curseur pour être plus efficace ? Aujourd’hui, on ne dispose pas de ces études, qui n’ont jamais pu être financées malgré nos demandes. Entre les lésions cérébrales et la conduite de la classe, il y un monde très difficile à explorer. Les travaux de langue anglaise décrivent la supériorité de méthodes qu’en France on apellerait phonémiques, mais utilisant une base de mots initiale permettant de travailler, d’écrire « lundi » et « mardi » au tableau avant d’analyser le « di » de la fin du mot, c’est à dire exactement ce qui disent les programmes. Même si les enseignants le savent, ce n’est pas tout à fait trivial, et c’est même compliqué à comprendre pour des non-spécialistes, même journalistes…
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Je m’oppose également au discours étapiste (d’abord les lettres, puis les sons, puis les mots…) qui n’est pas celui des programmes. Les six grands domaines des programmes (culture écrite, compréhension de texte, compréhension de phrase, lecture de mots, écriture de mots, production de texte) ont été enseignés, au cours des dernières années, à différentes doses, selon les urgences. Lorsque les enseignants de collège disaient que les élèves de 6e décodaient bien, mais comprenaient mal, les enseignants des écoles ont travaillé davantage la culture écrite et la compréhension de texte.
Un déficit dans la transmission de « culture de métier »
Je postule que c’est largement par déficit de transmission de » culture de métier » qu’on pèche aujourd’hui. Si on ne parle pas des va-et-vient du balancier, on ne comprend rien. Les positions qu’on montrait, qu’on formait, qu’on expliquait étaient rarement celles qui parlaient du code, même si on sait qu’elles ont toujours été largement enseignées. La lecture à haute voix, les manuels, l’acculturation, l’enseignement explicite de la compréhension ont été parfois oubliés dans les « éléments de base » du métier, parfois faute d’une transmission « historique » du métier. C’est pourquoi nous devons être exigeants pour savoir à quel moment les » meilleures intentions du monde » peuvent être contreproductives ou facteurs d’inégalités.
Au-delà de la lecture, le contexte idéologique et politique
On avait pu croire, fin mars, qu’on s’en sortait bien et qu’on allait pouvoir avancer tranquillement, en cherchant des régulations douces sans polémique. Mais on n’avait pas vu combien le ministre allait s’acharner. Un ministre qui ne peut plus s’appuyer ni sur la science ni sur les textes ne peut s’appuyer que sur l’ « opinion « , au sens sarkozien du texte : peu importe la profession, juges ou enseignants, pourvu que j’aie l’opinion avec moi. Mais on joue avec le jeu quand on laisse croire qu’une société peut vivre sans confiance aux enseignants ou aux juges… C’est Ruquier qui fait l’opinion, LeBris ou Boutonnet les « résistants » à la techno-structure, à la forteresse ingouvernable, aux » khmers rouges » cités par Laurent Lafforgue. Ne sous-estimons pas à quel point le gouvernement dirige à coup de « diktats médiatiques ».
Je propose qu’on monte une instance universitaire qui contrôle l’utilisation scandaleuse qui est faite des chiffres, des évaluations, en manipulant les résultats des évaluations. Soyons vigilants sur les chiffres, sans oublier d’évaluer, de faire des bilans des recherches et des innovations, y compris en croisant les disciplines, en faisant travailler ensemble les sociologues, les cognitivistes, les littéraires… C’est un enjeu très difficile, porteur de conflits.
Pour mieux affronter nos contradicteurs, aller plus loin dans le détail…
Ce qu’on nous dit, c’est qu’il faut liquider la récréation de 68, le laxisme, la perte du sens de l’effort… Le socio-constructivisme est accusé de tous les maux, preuve qu’on n’enseignerait plus, qu’on n’entraînerait plus.
Mais je pense aussi qu’il nous faut regarder de près nos doxa pédagogiques lorsqu’elles sont trop sûres d’elles. Donner une procédure au lieu de la faire découvrir systématiquement, est-ce hérétique ? Vous expliquez, vous montrez, vous tenez la main, vous faire des tas d’autres choses. Là encore, ce sont des formes qu’on a un peu mises au second plan, peu montrées, au motif qu’elles seraient peu nobles. Nous mêmes, ne véhiculons-nous pas une sorte de malentendu en survalorisant certains éléments aux dépens d’autres, en ne montrant pas ce que nous faisons comme guidages successifs, comme apprentissage explicite ?
Les enseignants les plus efficaces sont ceux qui sont bien considérés, qui se sentent efficaces au travail, et qui ont confiance dans leur capacité à faire apprendre les élèves. Le ministre devrait en prendre de la graine…
Nicole Geneix : si on essayait d’inverser en disant « oui, il y a 15% d’enfants en difficultés, qu’est-ce qu’on peut mobiliser comme connaissance pour mettre en lumière les aides qu’il faudrait leur apporter » ?
R. Goigoux : les marges de progès sont sur chacun des maillons du sytème, dès la maternelle (et c’est une priorité pour savoir exactement ce qu’on attend de la maternelle, autrement que par des textes romantiques…). Je fais l’hypothèse que certaines habiltés minimales sont requises, mais pas enseignées. Et si on ne les enseigne pas explicitement, on renvoie la réussite sur l’éducation familiale dans la construction de ces habiletés intellectuelles. Par exemple, une des compétences critiques, que certaines classes de grande section ne travaillent pas : la copie, au sens d’une copie différée qu’on doit retranscrire sur sa page. Certains lèvent la tête 3 fois pour recopier 3 mots, certains autres lèvent la tête 12 fois. Ce qui les attend à la rentrée du CP, c’est le jour et la nuit.
Voilà un effet-maître beaucoup plus fort que la progression graphème-phonème choisie par le maître. C’est le même point de vue sur le rapport entre le temps passé entre la production d’écrit et l’orthographe… On n’est jamais gagnant sur tout en même temps, il faut ouvrir le débat sur les priorités, y compris publiquement.
Nos métiers sont tellement solitaires que tout regard extérieur est culpabilisant. Si on vit les recherches comme des modes successives, on ne peut pas travailler. C’est pour cette raisons que je pense qu’il faut aller chercher dans cette expérience de métier des maîtres chevronnés pour capitaliser les connaissances, faire les études épidémiologiques pour valider les hypothèses, ne pas former les jeunes à ce que les anciens ne font pas, mais à ce qu’ils savent bien faire… Je n’ai pas d’autres pistes de sortie…
Les propos retranscrits ici n’ont pas été relus par leurs auteurs.
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- Roland Goigoux : Osons débattre au fond pour dépasser nos accords de façade sur la lecture
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Reportage par P. Picard – Publication le 1er novembre 2006