Agnès Van Zanten, sociologue, directrice de recherche au CNRS, directrice du Réseau d’Analyse Pluridisciplinaire des Politiques Educatives (RAPPE) : « Posons le problème »
La décentralisation (au sens large : décentralisation territoriale, mais aussi ensemble du processus de territorialisation des politiques par la dévolution au niveau local des compétences) est un changement radical dans le mode de régulation centralisé du système éducatif français, fondé sur deux outils : la règle, valable pour tous en tout point du territoire, malgré quelques exceptions possibles à la marge, et la norme, inculquée fortement dans les écoles normales, les programmes et instructions officielles.
Ces deux mécanismes ont assez bien fonctionné pour construire une administration puissante et un corps enseignant structuré. Mais ce mode de fonctionnement ne tient plus, tant à cause de la décentralisation que de la massification qui a fait exploser ce système. Lorsque les stratégies d’évitement du collège du secteur atteignent 20%, la règle explose. La norme se défait également à travers la fin des écoles normales, mais aussi par la transformation de ce que sont les nouveaux enseignants, issus de l’Université, beaucoup plus âgés, pour qui la norme devient un carcan insupportable.
Quel nouveau mode de régulation ?
Peu de recherches sur le sujet sont pour l’instant disponibles. Un nouveau mode de régulation décentralisé, post-bureaucratique, est donc réclamé. Je vais me centrer sur deux questions : la coordination de l’action, et les problèmes de légitimité qui sont posés par la décentralisation. L’ancien système, globalement vertical, renforce le cloisonnement avec l’extérieur, sauf arrangement » officieux » avec les pouvoirs locaux. Or, aujourd’hui, on demande aux acteurs de construire ensemble des politiques, ce qui leur pose trois types de problèmes :
- comment concevoir la concertation efficace entre éducation nationale, syndicats, élus, parents, autres administrations ? Cet aspect prend une place croissante, mais reste dans la plupart des cas formel : on ne négocie pas, on communique, on justifie, on tente de convaincre. Pour autant, certains arrangements officieux existent avant les instances officielles : négociations avec les syndicats, les élus en période de carte scolaire par exemple. Mais on reste dans l’ancien système. Les instances officielles sont vécues comme une perte de temps.
- La multiplication (fragmentation) des espaces de décision, territoires et agences diverses (rectorat, IA, IEN, bassin, district, ZEP, ZUS, communes, syndicats intercommunaux…) rend difficile à cerner le bon espace de décision : chaque question mérite un espace spécifique, et chaque espace est plus ou moins inadapté. Chaque niveau peut faire doublon, être en concurrence pour le pouvoir de décision avec un autre niveau.
- Les procédures (projet, contrat, partenariat) qui se veulent post-bureaucratiques, s’inscrivent dans un mode bureaucratique : obligatoire, sur formulaire… On demande de se différencier, mais pas trop pour ne pas être en concurrence. Pourtant, les différents niveaux de projet (projet académique, projet départemental, projet de ZEP, contrat enfance) se superposent, ne sont pas harmonisés, entraînent multiplicité des réseaux et empilement de procédures désastreux dans les établissements les plus concernés : ceux des quartiers périphériques. Les évaluations elles-mêmes sont en concurrence, réclament des statistiques et des formulaires sans coordination. On est donc plus dans un trop plein d’état que de manque d’état.
La nécessaire légitimité politique.
On pourrait arrêter là les questions : il y a déjà suffisamment de matière. Mais je voudrais aussi mettre l’accent sur le problème politique qui est derrière : celui de la légitimité politique, de la construction de l’accord au niveau local, le déficit politique global de la politique de décentralisation. La réforme est présentée comme amenant de la rigueur de gestion et d’une convivialité plus grande. Mais on n’y associe pas l’importance de ce qui est fondateur des valeurs en France : la nécessité d’égalité. Or, on a peu d’éléments pour en juger, ce qui renforce les arguments des opposants à la décentralisation. On ne définit pas la communauté politique cohérente au niveau local, d’autant moins que la décentralisation n’a pas été réclamée par la base, contrairement à ce qui s’est passé en Espagne.
Aucune instance n’apparaît complètement légitime : aucun coordinateur n’apparaît légitime à tous. De l’extérieur, l’Education Nationale apparaît comme représentant de l’Etat, mais n’a pas de légitimité du vote. Comment un Inspecteur d’Académie, autorité administrative, peut-il prendre une décision à caractère politique (carte scolaire) ? On leur reproche de ne voir que l’intérêt de l’E.N., incapables d’articuler une politique globale (santé, transport, citoyenneté…). Le recteur ne peut donc pas se présenter spontanément comme légitime.
Les élus sont victimes des critiques inverses : s’ils ont la légitimité du vote, ils n’ont pas assez de distance, sont dans une logique clientéliste à courte vue quand l’Education a besoin de politiques sur le long terme, n’ont qu’une maîtrise partielle des dossiers.
C’est cette guerre de légitimité qui amène la guerre des espaces, des évaluations…
Les médiateurs (syndicats enseignants, associations de parents) ont un rôle mal reconnu : ils ont une forte légitimité dans le modèle bureaucratico-professionnel dominant. Il s’est construit dans le modèle de l’état centralisé : négociation ouverte, négociation officieuse, protestation dans la rue.
Au niveau local, les choses sont différentes : les appareils syndicaux ne se sont pas encore adaptés à la décentralisation pour établir des instances capables de travailler sur la construction des politiques locales. La politique » contre » dépasse largement la possibilité d’inventer du » pour « . Le rapport des jeunes enseignants au syndicat s’érode, avec moins de délégation de pensée, une vision plus disciplinaire ou locale, sans déléguer son pouvoir de représentation globale.
Les associations de parents d’élèves sont dans la même situation : pressions fortes, mais peu de représentativité, vécus souvent par le système comme des ennemis car porteurs d’irrationalités et de clientélismes de classe moyenne.
Au delà des instances, la légitimité des personnes est mise en cause. L’autorité politique ne s’impose pas de soi, comme l’autorité pédagogique. Il faut faire la preuve de ses capacités, réduire l’écart entre le statut et le métier. Les acteurs cherchent donc à se construire une légitimité personnelle, de type charismatique. Le rapport à la recherche, dans la légitimité des acteurs, est recherché : développement d’indicateurs spécifiques, travaux sur l’évaluation, connaissances techniques, lecture des travaux de chercheurs… Les acteurs qui s’imposent sont ceux qui montent par leur potentiel d’innovation, y compris dans des dispositifs non officiels. Certains rapports demandent même que ce type d’engagement soit mieux reconnu dans les promotions internes.
Conclusion
Il y a à réfléchir sur les empilements de procédures et de dispositifs, que les enseignants des établissements eux-mêmes ne peuvent tous citer, sans pour autant avoir démontré leur efficacité, tant reste forte la prégnance des inégalités sociales sur les dispositifs.
De même, l’importance prise par les individus renforce le risque de voir une action efficace disparaître avec le départ de son initiateur, rendant encore plus fragile l’établissement.
Je me suis bornée ici à mon rôle de sociologue pour décrire ce qui se passe, reste maintenant à trouver les pistes à mettre en œuvre…
Notes : P. Picard
Sommaire de ce dossier :
- Accueil
- Agnès Van Zanten : Posons le problème
- Antoine Prost : Point de vue historique
- Dominique Glasman : Impliquer les acteurs dans ce qui les regarde ?
- Yves Dutercq : Craindre davantage les pouvoirs locaux que l’Etat ?
- Nathalie Mons : La décentralisation des systèmes éducatifs dans le monde : plus inégalitaire ?
- Table-ronde européenne.
- En conclusion : Tout le monde n’est pas convié à la table du débat.