Collaboration, coopération etc. Tout concoure à nous inciter à partager. D’ailleurs on repère nombre de mouvements, basés sur Internet qui nous invitent à partager, à échanger. Le collectif est à la mode… Y a-t-il quelque chose de nouveau qui inciterait à réinterroger cette situation ? Pas vraiment, du côté de l’attitude des adultes. Mais bien davantage du côté des projets et recommandations pour les élèves, les étudiants. On trouve d’ailleurs le même engouement dans les entreprises, mais là les choses sont différentes, selon la nature et l’ampleur des projets qui sont gérés. Il n’y a pas une seule forme d’organisation mais de nombreuses et quand on entre dans les particularités du quotidien, là encore les choses sont très hétérogènes. Certes on parle de management collaboratif, d’entreprise horizontale (cela fait bien longtemps que des auteurs comme Seyriex par exemple en parlent – « Mettez du réseau dans vos pyramides. Penser, organiser vivre la structure en réseau ». Village Mondial, 1996), on parle aussi d’organisation apprenante ou encore d’intelligence collective.
Eduquer à la collaboration, une illusion ?
A voir comment fonctionnent les réseaux sociaux, la messagerie électronique et tous les moyens de partage à disposition sur Internet, on se demande pourquoi on ne partage pas aussi bien qu’on pourrait le penser, ou l’espérer. Eduquer à la collaboration, à l’entraide, au partage, n’est-ce pas une illusion quand on voit le comportement de nombreux adultes, fussent-ils enseignants ? En effet, de manière récurrente, on entend certains enseignants déplorer l’absence de partage avec les collègues alors qu’eux déclarent le faire et parfois se lasser de ne pas avoir de « renvoi d’ascenseur » ou tout simplement de partage. Car partager ce que l’on fabrique ne va pas de soi, en particulier dans un milieu professionnel, l’enseignement, ou la place de l’individu est si particulière. On trouvera dans le numéro de juin 2016 de la revue Sciences Humaines un dossier sur le thème « apprendre à coopérer » dans lequel Sylvain Connac, à propos des enseignants, et Philippe Meirieu, à propos des élèves, nous rappellent que coopérer n’est pas nouveau, ne va pas de soi, bref se travaille. Comment imaginer un métier qui soit aussi normatif et qui peut s’exercer de manière aussi indépendante (individualiste ?) que ne le font la plupart des enseignants au nom de la liberté pédagogique.
Quand on voit la réticence de nombre d’enseignants à être actifs sur les réseaux sociaux, on peut s’interroger sur la nature de cette distance, de cette réticence. De manière empirique, on peut rapidement constater qu’il y a une question « d’exposition de soi ». Au travers d’entretiens, de sessions de formation, d’interventions en établissement, cette dimension est souvent évoquée, en écho avec l’exposition des élèves, mais aussi l’interrogation sur ce que les élèves disent et font sur ces réseaux (c’est pour voir…). Certes les pratiques évoluent, et surtout la connaissance des paramétrages de certains réseaux sociaux font baisser les craintes, mais n’augmentent pas pour autant les pratiques d’échange. A ces premières réticences, s’ajoute la crainte du modèle de discours propre aux réseaux sociaux. Centré d’abord sur des écrits courts et réactifs, puis sur des photos et des vidéos, ces propos en réseau peuvent effrayer. S’ajoute à cela le côté éphémère que provoque la circulation antéchronologique. Ce qui se lit et se voit est ce qui est récent…, cela encouragerait la dérive du présentialisme et de l’instantanéité.
Eduquer au partage peut-il se faire par des personnes qui n’ont pas l’habitude de le faire ?
On peut donc penser que la résistance des enseignants aux réseaux sociaux n’est pas uniquement une affaire de personne, mais aussi de projet éducatif. Le monde scolaire, de par la distance qu’il impose à la réalité, supposerait des moyens techniques « scolarisés », tels les ENT par exemple. Ainsi le partage serait contrôlé, sécurisé. Le projet Viaéduc conçu, entre autres par CANOPE a suscité chez certains des critiques par sa fermeture sur le monde enseignant. Mais même comme cela il a encore du mal à susciter un engouement plus large. Car partager n’est pas simple, n’est pas si « naturel » que ça. Même si l’adage de Proudhon, « la propriété c’est le vol », est populaire, il n’en reste pas moins lettre presque morte dans notre société contemporaine. L’enseignant se sent propriétaire de son travail et en particulier de ses productions écrites. Il souhaite donc se protéger des voleurs, des emprunteurs, des copieurs, des plagieurs…
Eduquer au partage peut-il se faire par des personnes qui n’ont pas l’habitude de le faire ? On peut légitimement s’interroger quand on compte le ratio producteurs d’information en ligne/consommateurs. Des listes de diffusion d’enseignants aux réseaux sociaux spécialisés, les collectifs, même si parfois ils peuvent paraître importants, sont en réalité le fait de quelques-uns. Combien d’associations d’enseignants ne représentent qu’à peine dix pour cent de la totalité de ceux qu’ils concernent (les syndicats ?). Parfois quand c’est un nombre plus grand, combien sont réellement actifs. De la salle des profs aux espaces collaboratifs en ligne la posture de partage n’est pas la mieux partagée. Les enragés du partage ne sont pas légion…
Au coeur du faire société
Mais alors comment peut se déclencher cette évolution vers une société de partage. D’abord par les déséquilibres provoqués par des sociétés inégalitaires. Coluche l’avait bien saisi en créant les Restos du Cœur. Internet est arrivé dix années plus tard, mais c’est seulement maintenant qu’émerge l’interrogation globale et massive sur le partage et la collaboration. Les jeunes, en particulier les adolescents, sont des pratiquants de ces partages. C’est pourtant à l’école maternelle qu’on tente d’inoculer le virus du partage dans le « vivre ensemble ». Mais la réussite scolaire est avant tout une réussite individuelle. Malgré ce volontarisme et les formes du développement humain qui ont toujours bénéficié du partage et de la solidarité, Internet, de manière paradoxal, fournit les outils mais pas l’esprit et encore moins la lettre. C’est que dans la rencontre étonnante entre un réseau planétaire et un humain, c’est le solitaire qui l’emporte sur le solidaire.
Arrêtons de survendre la collaboration, le partage. Il faut les faire vivre réellement. Dans l’école, cela ne peut se faire sans que les adultes prennent cette question à bras le corps, pour eux-mêmes, avant d’imposer des situations aux élèves. D’ailleurs les élèves savent bien repérer quand ça « fait équipe ». Et ils savent en tirer les bénéfices. Tout comme ils savent profiter des failles qu’ils repèrent entre les adultes. Rendre conscientes les équipes de l’importance de ce mode d’être ensemble c’est aussi permettre aux élèves de se rendre compte de la pertinence et de l’efficacité de ce type d’attitude. Ce n’est pas le réseau numérique qui décrète le partage, c’est d’abord la posture. Puis il y a de la technique et de la persévérance. Et enfin, il y a un vieil adage qui devrait porter ce changement radical : quand on partage un bien on s’appauvrit, quand on partage une information on s’enrichit. Dans le premier cas l’appauvrissement, quand il est choisi, est aussi un enrichissement, mais d’une autre nature. Dans le second cas, un appauvrissement peut aussi naître du partage, quand celui-ci se traduit par de la soumission.
L’éducation de nos enfants ne peut se satisfaire de l’aura du maître charismatique. Notre culture ne porte plus ce mode de soumission issu de la tradition religieuse, qui pourtant résiste. Le mythe égalitariste repose d’abord sur le partage. Malheureusement, transformé en principe, systématisé, il ne fait pas plus sens que la soumission. Or de l’individuel au collectif, c’est un mouvement dont l’activité sur les réseaux numérique témoigne quotidiennement… De la popularité à la solidarité, il y a ce même mouvement qui interroge ce qui est au cœur même de l’humain, de l’éducation, du faire société.
Bruno Devauchelle