Entretien : Patrick Picard
SB : Notre première recherche était centrée sur des cas d’écoles où se dégageaient des évolutions positives pour les élèves et les maîtres. Mais nous avons rencontré des écoles qui, bien que mobilisées, étaient confrontées à de grandes difficultés, victimes de démoralisation et de départs.
Nous avons donc considéré que le local est un niveau intéressant, mais qui n’avait pas les ressources pour répondre aux problèmes. Nous avons donc regardé de près les pilotages, les accompagnements à tous les niveaux. C’est le sujet de notre seconde recherche : comparer ce qui se passe dans différents sites pour mieux cerner ce qui relève de l’action politique, de l’accompagnement…
CBA : L’une des dimensions est celle de l’espace local, pas seulement comme lieu écologique, mais comme lieu politique. On dit que les politiques publiques s’appuient sur le local, considéré comme « facteur de transformation en chaîne pour la modernisation du service public ». Mais on oublie que toutes les politiques publiques, y compris d’habitat, ont suivi cette voie. On fait comme si le local était la solution : « proximité », « partenariat », « garantie des missions sur tout le territoire »… Comment être contre ? Mais comment traiter l’unité de la république, de ses missions ? Nous disons « chiche », pas pour en discuter en l’air (« mobilisez-vous ! »), mais en allant voir de près ce que les acteurs locaux font de cet espace…
On n’est pas sur un aspect idéologique. Je ne suis pas dans une position « étatiste », mais je veux mettre en relation les projets et la réalité au quotidien…
PP : Que peut faire le local ? Que ne peut-il pas faire ?
CBA : Si on regarde les évolutions de la politique de la ville, ancêtre des ZEP, on voit une « alchimie symbolique » qui réduit le social à l’urbain. On invente un problème « ville » pour éviter d’aborder les facteurs d’inégalités sociales qui pourraient être limités par des politiques publique volontaristes : les lieux dans lesquels on lutte contre les inégalités ne sont pas ceux qui les produisent… Ce n’est pas la Seine St Denis qui produit le chômage…
Pour ne pas poser ces questions virtuellement, on a été voir dans les écoles… Les lieux où « ça marche » sont étranges. On a affaire à des instits étonnants, presque naïfs : ils font ce qu’ils ont compris de la loi de 89, ce que leur professionnalisme, leur altruisme, leur dit de faire. Ils arrivent dans un site, découvrent une école à l’abandon, avec un turn-over généralisé. Ils disent « On va rester et s’impliquer pour ces enfants là, même basanés et disqualifiés ». Depuis deux ans, ces instits ne se battent pas contre leur public, mais contre leur institution qui les met dans l’injonction de la mobilisation. Ils doivent bricoler, faire appel à la logistique de l’associatif, quand l’institution s’accommode d’un fonctionnement minimaliste.
Un jour, toutes les voitures des instits sont incendiées. Personne ne les aide. Ils se posent la question de partir, alors que 15 jours avant ils voulaient rester. Aucun rendez-vous avec l’IA possible, sauf un adjoint qui vient proposer… les conditions pour partir ! Après 20 ans de soi-disant décloisonnement des politiques locales, quand un tel problème survient, aucun interlocuteur institutionnel… Quand on est sur les débats sur la décentralisation, ça mérite réflexion…
S. B : Cet exemple est évidemment un cas extrême… Prenons un autre exemple extrême et opposé… Une école de région parisienne qui présente tous les symptômes négatifs avant la stabilisation par une équipe qui s’engage sur les pratiques pédagogiques, la communication avec les parents, les associations de quartiers… Quels facteurs contribuent à la réussite ?
– l’importance de l’accompagnement : chercheurs, formateurs, directeur voisin, autant d’interlocuteurs qui donnent envie d’expérimenter, d’organiser, de comprendre ce qui se passe, qui aident à dépasser les désaccords, à dépassionner, réguler…
– ce travail intensif amène un « turn-over » des nouveaux venus sommés de s’impliquer dans des projets auxquels ils n’avaient pas contribué. Les « anciens » n’imaginaient pas à quel point les nouveaux de l’école avaient besoin de temps pour s’y engager, quand ils étaient sensibles à leur intérêt. Cet accueil progressif, depuis deux ans, entraîne une dynamique stimulante
– la reconnaissance du travail par l’institution en plusieurs étapes : inspection d’école, aide au passage du CAFIPEMF, proposition de statut d’école d’application…
– le quartier, populaire, est en transformation positive, rendant des perspectives de meilleure intégration sociale pour les élèves…
CBA : J’aimerais qu’on politise davantage nos débats sur l’école. pas au sens partisan, mais au sens de reconnaître certaines politiques pour ce qu’elles sont : des tentatives de dispositifs électoraux pour gagner politiquement, parfois en moralisant dans une symbolique cachée qui masque les vraies démarches : dites-leur « On a compris comment vous travaillez, mais au moins donnez nous les moyens qu’il faut ».
L’articulation entre le local et le national, le complexité des interlocuteurs et des responsabilités est de plus en plus difficile. Davantage de décentralisation ? Mais que fait-on des poupées russes qu’on n’arrive déjà pas à emboîter ? On crée de nouveaux étages à chaque campagne post-électorale, avec des situations où personne n’est plus l’interlocuteur des enseignants en difficultés…
PP : Jamais la décision n’a été si loin de l’acteur local, alors que c’est sur lui que repose l’injonction maximale… ?
SB : la décentralisation est présentée comme un progrès, alors que l’effort des politiques nationales devient nul pour suivre et connaître (voire contrôler) les expérimentations, d’évaluation, d’incitation, d’aide… On délègue la résolution de problème au niveau inférieur… mais on risque de perdre la logique d’institution garante de l’effet des politiques publiques menées sur les territoires. En développant des logiques concurrentielles, on amène à des politiques d’image (cacher les difficultés) ou à hiérarchiser les besoins (amplifiant la ghettoïsation)
CBA : au lieu de faire de la politique, on fait de la linguistisque… Subsidiarité, intercession éditoriale… Que peut-on dire de simple ?
La qualité devient aléatoire, selon qu’on tombe, ou non, sur un IA ou un élu convenable…
A force de rajouter des aléas à des aléas, où devient la norme ? L’exception ne devient plus un accident politique, mais est contenue dans la politique (cf Agnès Van Zanten). Certains enseignants décident « de s’engager pendant 4 à 5 ans, puis de lâcher un peu… »
Quelque chose ne colle plus, entre la dispersion et l’autonomisation de l’école, et la fait qu’on arrive plus à « faire société ». Les groupes se regardent comme des ennemis potentiels. En France, les services publics ne parviennent plus à faire le lien social, malgré les « contrats éducatifs locaux » ou les dispositifs nouveaux, qui sont centralisateurs et injonctifs.
PP : Comment les enseignants peuvent-ils exprimer leurs besoins ?
Ils sont assez modestes pour dire que leur métier s’est chamboulé. Mais ils auraient besoin de « cellules de soutien psychologique » pour les faire tenir, en faisant porter à bout de bras le service public, en sortant de leur rôle, en tenant au jour le jour… Une fois les directives données, débrouillez-vous avec vos pleurs !
PP : Exerce-t-on une profession libérale ? Ce que je veux, comme je veux ? Ce que je peux, comme je peux ?
CBA : On n’a pas été avare, dans la territorialisation, en professionnels du « comités de pilotage ». Vous pourriez être beaucoup plus exigeant en matière de pilotage, qu’on vienne vous voir (des gens compétents de préférence) et vous demander « comment ça va ? », et pas seulement pour pacifier, mais pour aider à travailler avec les instits sur les savoirs. Beaucoup de formules institutionnelles peuvent exister : affilier une inspection académique avec un labo de recherche ? modifier l’inspection pour la rendre formatrice ?
Local, ça ne veut pas dire une école seule, mais un dispositif de proximité, avec une pluralité de regards. Après le rapport Moisan-Simon, on a compris les risques de vitrine, d’affichage publicitaire dans lequel toute réflexion pédagogique est absente, où toute référence à l’évaluation est absente. Pas toujours facile, dans ce contexte, de donner crédit au coordonnateur ou à l’inspecteur.
SB : Quel rôle pour les individus ? Quel rôle pour l’institution ? Il n’y a pas de solution quand l’institution ne soutient pas les initiatives, sauf à sortir de l’école, à prendre conscience des incohérences institutionnelles… Pour améliorer :
– faire pression sur l’institution en pointant les contradictions
– s’appuyer sur ce qui marche pour ne pas alimenter le courant fataliste (expérience, stabilisation des équipes, formation)… Seules les forces sociales peuvent y arriver (syndicats, associations de parents, chercheurs)
Former les personnels ou les accompagner ? Je ne vois pas d’opposition. Ce qui me semble le plus opérant en formation continue est d’alterner expérimentation et regard critique, en prenant le temps de revenir, plusieurs fois, par alternance.
CBA : Revenir sur l’objectif de la réussite pour tous ? Ce qu’on voit pointer de la décentralisation inquiète, déstabilise, surprend : retour au traditionnel, réduction des ambitions… Va-t-on sacrifier une génération en n’ayant aucun espoir pour elle ? On n’a pas tout fait pour avoir l’ambition de faire réussir tous les élèves, d’avoir de l’ambition pour les services publics…
La rencontre entre les chercheurs et les acteurs est une revendication inaboutie… La loi de 89 était sans doute bonne dans ses attendus, mais elle en est restée à dire « débrouillez-vous pour y parvenir ». L’échec, c’est l’échec de pilotage de la lutte contre les inégalités. Par décentralisation excessive ? Y a-t-il des lieux possibles pour co-élaborer des politiques d’éducation et de service public ?
SB : Ce qui existe et ce qui n’existe pas… Il peut exister, par accident, des choses qui marchent. Pour espérer le généraliser, il faudrait combler d’énormes lacunes institutionnelles.
PP : Alors ? Pour progresser ?
SB : Il faut
– un effort de connaissance : mettre en place d’observatoire permettant de repérer les effets des politiques menées sur les différents territoires, progresser en identifiant ce qui peut être source de régression ou de progrès (équipe de suivi et d’analyse comparative en travaillant les indicateurs et les instruments d’évaluation, en intégrant les turn-over dans les écoles)
– un effort d’accompagnement : à partir du point précédent, tirer parti des réussites, aider les équipes en difficultés par des groupes de travail mixtes politiques (associations, pouvoirs publics, parents d’élèves) ou techniques (enseignants, chercheurs, expériences réussies…) pour mettre en place des dispositifs qui permettent de progresser
Mais l’institution ne va pas les créer d’elle-même sans pression…. Et ce sont des métiers nouveaux qui existent peu chez nous. Essayons ce qui paraît simple.
CBA : « L’une des transformations majeures des dernières années est la politisation de l’administration et l’administration de la politique » disait quelqu’un… Bayrou avait fait voter des circulaires contre le port du voile, invalidées par plusieurs juridictions. Aujoud’hui, la laïcité reste en suspens quand tout s’est écroulé autour. Le conseil constitutionnel demandait de déclencher un débat national. Mais Bayrou a fait une nouvelle circulaire pour demander à chacun de se débrouiller… en évitant les procès. Cet exemple illustre bien ce qui se passe dans les services publics. On a besoin d’une étape qui sorte du débat technique, qui passe par un débat public sur les missions de l’école, d’une nouvelle incitation forte de l’Etat pour montrer la voie. Au lieu de ça, il nous fait remplir des cases et des projets. La reconnaissance des enseignants dans l’accompagnement est une façon normale de faire son métier. Rester entre soi dans une école, ce n’est pas normal. Les enseignants ne sont pas les seuls à choyer : coordinateurs et inspecteurs en ont largement autant besoin. Comment on change la pratique d’un inspecteur ?