Les fins d’année sont les moments privilégiés pour nombres d’établissements de fêter les départs, retraites, mutations. Cela soude les équipes semble-t-il, où encore cela remet chacun à sa place d’ostracisé et de comblé. C’est le théâtre de cette petite fable qui interroge sur la hiérarchie de considération à laquelle chacun a droit, quel que soit son statut. Bien sûr, il aurait été plus loisible de dire que toute ressemblance avec un lieu ou des faits serait purement fortuite, mais ce n’est pas le cas.
« Dans un établissement, les discours s’enchainent pour remercier et évoquer la longue carrière des enseignants qui quittent le plateau, tirent leurs révérences. Peu ou prou, les noms changent mais ce qui s’y dit est répétitif. Le personnel administratif est plus rapidement traité. Vient le moment des fleurs. Les choses ont été faites correctement. Des bouquets de fleurs ont été achetés, des petits et des gros. Une personne administrative est chargée de remettre les bouquets sans autre instruction formelle. Elle remet, la maladroite, les gros bouquets au personnel administratif, et les petits aux enseignants déjà pourvus de cadeaux de départ. Aie, aie, aie… La personne en charge de la gestion du site fonce sur la malheureuse en lui reprochant cette erreur. Quelle erreur ? Evidemment, les gros bouquets étaient destinés aux enseignants, les petits aux administratifs. On lui enjoint d’aller immédiatement procéder à l’échange. Refus d’exécuter cet ordre. Cet acte d’insoumission sera-t-il mentionné dans son évaluation annuelle ? La personne en charge de la responsabilité du site déclare alors que cela ne la gêne pas d’aller chercher les bouquets mal distribués pour refaire le jeu. Las, le responsable du site siffle la fin de la récré en disant de laisser tomber. Ouf, la belle fête de famille est sauvée… Hélas, il y a des témoins. »
L’une des difficultés du milieu de l’enseignement tient à ce que les personnels qui y sont affectés sont régis par des obligations de services différentes. Les enseignants d’un côté et les personnels administratifs de l’autre, avec un oxymore pour les chefs d’établissement qui sont originellement des enseignants devenus administratifs. De l’école maternelle à l’université, cette dualité statutaire est le ferment d’une incompréhension dont la tentative de résolution réside dans les « relations personnelles privilégiées ». D’autant plus, qu’une sorte d’insidieuse pratique consiste à laisser penser que le lieu de travail est une « deuxième famille ». Si pour les enseignants, on peut considérer une relative unité de traitement, ce n’est évidemment pas le cas pour les autres personnels. Il y a une hiérarchie avec un encadrement fonctionnel réglementé par l’arsenal de gestion de la fonction publique.
La collaboration et parfois la cohabitation enseignants, administratifs, génèrent parfois un entrelacement de non-dits sources de malaises. Tout le monde se piège dans un tissu relationnel dans lequel il n’est jamais possible de dire à quelqu’un qu’il commet une erreur, car ce serait attaquer la personne et pas la fonction. Les problèmes se règlent et s’oublient sur la base de non-dits et de rancoeurs. Le travail de chacun peut être différent, mais chacun a droit à une égale considération. Le sentiment de considération est une composante importante du sentiment de bien-être constitutif d’états de bonheurs. Or, lorsque sur son lieu de travail, on a le sentiment de valoir moins qu’un autre, la situation est bien difficile. C’est d’ailleurs le principal ressort du harcèlement. Déconsidérer un individu, c’est faire souffrir l’image qu’il a de lui-même pour le déstabiliser et le faire s’effondrer. Si les enseignants sont relativement protégés par leur statut (encore que les cas de harcèlement ne soient pas rares), ce n’est pas la même chose pour les autres personnels beaucoup plus fragiles statutairement.
Plus la structure est importante, plus les barrières s’épaississent. Les personnels de bases doivent composer avec plusieurs hiérarchies. Celle qui leur est directe, dans le privée on les appellerait les contremaitres, et pour laquelle la vigilance devrait être de mise, de ne pas confier cette responsabilité à quelqu’un qui aime les relations d’autorité, le risque est trop grand qu’elle en abuse. Dans le jargon, les personnels d’exécution les appellent les dragons. Celle d’encadrement général qui n’ira pas contre ses contremaitres, parce qu’on compte sur eux pour tenir les personnes. Ce qui est la maladie du service public de confondre l’organisation du travail et la gestion du personnel en laissant ouverte toutes les dérives de harcèlement possible. Celle d’encadrement politique, tenue par des administratifs qui imposent à tous une organisation technocratique dans une situation d’intouchabilité, puisque les usagers ne peuvent absolument pas remettre en cause les effets d’une mauvaise organisation. Celle-ci consubstantiellement est considérée comme relevant de l’exécution et pas de la conception.
Pour masquer ces malaises et ce délétère mélange entre la dimension travail et la dimension personnelle, il s’agit d’alimenter l’image de l’institution « grande famille ». Verrou suprême de la manipulation, puisque toute discussion sur le travail bascule immédiatement sur l’individu. Entretenir l’image de la « grande famille », c’est œuvrer à un fantasme qui impose l’impossibilité d’émettre des avis dissonants, parce qu’attaquant un membre de la famille. Qui peut prétendre ne jamais faire d’erreur ? Une organisation responsable et adulte doit pouvoir mettre en évidence les erreurs de chacun pour les corriger, pas pour mettre en cause les individus dans leur soi existentiel. Mais pour que cela soit possible, il n’y a pas d’autres solutions que l’exemple vienne du haut.
A toute fable une morale : « ne confiez pas le pouvoir à ceux qui aiment l’exercer ».
Alain Jaillet
Laboratoire BONHEURS
(Bien-être, Organisations, Numérique, Habitabilité, Education, Universalité, Relation, Savoirs)
Université de Cergy-Pontoise