Par François Jarraud
Nicolas Sarkozy est peut-être surpris de l’avalanche de critiques qui accueillent sa décision d’associer une jeune victime de la Shoah à chaque écolier français. Pourtant la décision présidentielle a pu apparaître comme un coup de poignard dans le dos des enseignants qui s’investissent dans cet enseignement.
Il faut d’abord rappeler que Nicolas Sarkozy a raison d’exiger un enseignement de la Shoah. Si les massacres sont une des activités les plus répandues de l’histoire humaine, si, hélas, le XXème siècle a connu d’autres génocides, l’étude de la Shoah se justifie aussi parce qu’aucun génocide n’a été poursuivi de façon aussi systématique et obstinée que le génocide juif. En ce sens il est emblématique de tous les autres génocides. N. Sarkozy a raison aussi d’avoir cette exigence car on sait bien que cet enseignement se heurte à la recrudescence de l’antisémitisme dans certains établissements. L’école républicaine a donc l’obligation de démonter cet antisémitisme dans sa lutte générale pour les valeurs démocratiques.
Nicolas Sarkozy a encore raison quand il dit qu’il faut enseigner ce passé à travers des personnes et non en s’appuyant sur des chiffres. Les statistiques, et particulièrement ces millions là, sont inimaginables et ce ne sont pas des nombres mais bien des êtres de chair qui ont été assassinés dans les camps.
Pour autant les critiques qui lui sont adressées nous semblent justifiées. Nous ne reviendrons pas ici sur les remarques des psychologues. Elles sont assez établies. Le ministre lui-même a avoué , en confidence, son malaise quand il avait vu Nuit et brouillard à peu près à l’âge des écoliers de cm2. Il devrait donc comprendre que des aménagements sont nécessaires.
D’autres critiques peuvent se porter sur l’approche par les victimes elles-mêmes. Depuis quelques temps les historiens ont mis l’accent sur les enfants cachés qui ont survécu. C’est que leur histoire n’enferme pas les enfants dans un cercle morbide et qu’elle fait apparaître toutes les complicités dont ils ont pu bénéficier. Autrement dit elle insuffle aux enfants l’histoire de la résistance. Les historiens s’intéressent aussi aux bourreaux qui eux ont eu la possibilité de choisir leur destin. Ces deux exemples permettent d’amener les élèves à comprendre le contexte historique, le développement des campagnes antisémites, c’est dire qu’ils participent pleinement de l’éducation civique.
On comprend mieux encore le sentiment qu’expriment en privé nombre de spécialistes de cet enseignement et publiquement Jacques Auxiette, président de région : » Ce travail de mémoire est complexe, j’appelle le Président de la République à ne pas discréditer les actions que les enseignants engagent avec un grand sens de leurs responsabilités ».
Au final, une réponse « adaptée » ou une réponse « à venir » ?
Comment traduire les propos de Nicolas Sarkozy en quelque chose de pédagogiquement utile ? C’est à ce travail que s’est attelée la commission réunie par Xavier Darcos le 27 février. Autour du ministre siégeaient par exemple Simone Veil, Serge Klarsfeld, Anne-Marie Revcolevschi (Fondation pour la mémoire de la Shoah), Béatrice Rosenberg (Yad Leyeld), Claude Lanzmann et Hélène Waysbord-Loing, inspectrice générale honoraire chargée de mission par le ministre.
Le président avait demandé qu’à chaque écolier de Cm2 soit associée la mémoire d’un enfant juif victime de la Shoah. « Cette idée a été écartée avant la réunion » a précisé Claude Lanzmann tout en rappelant « l’émotion sincère du président » devant la Shoah.
Le ministre souhaite que « la bonne idée du président de la République devienne une bonne démarche », et pour cela charge H. Waysbord-Loing de la mission de préparer la documentation pédagogique nécessaire. X. Darcos écarte l’idée d’un « formatage » pédagogique et plaide pour « une programmation adaptée aux circonstances, aux lieux et à la liberté pédagogique ».
C’est aussi ce qu’envisage H. Waysbord-Loing. Si « l’émotion est importante », l’école doit « construire les savoirs, comprendre et débattre ». Elle écarte le modèle de la commémoration au bénéfice d’un « travail de connaissance ». La mission qui lui est confiée lui enjoint d’ici avril d’élaborer « un document pédagogique de référence » qui sera remis aux enseignants de CM2. La Fondation pour la mémoire de la Shoah, qui a mené une longue réflexion sur l’enseignement de la Shoah, propose par exemple de travailler sur les enfants cachés. Le thème met en valeur le contexte historique et les valeurs civiques des hôtes de ces enfants.
La lettre de mission d’H. Waysbord-Loing lui demande de faire « un inventaire de ressources, des pratiques exemplaires et des documents concernant l’identité de chaque enfant ». L’idée est réaffirmée dans le communiqué ministériel : « cette rencontre avait pour objectif de définir les modalités de mise en œuvre de la proposition du Président de la République de permettre à chaque élève de CM2 de découvrir le nom, le visage ou le parcours singulier de l’un des 11 400 enfants juifs de France morts en déportation ».
Les membres de la commission ont beau insister sur leur « unanimité ». Il semble bien que la traduction des propos présidentiels donne lieu à des interprétations. Réponse définitive dans deux mois…
Communiqué ministériel
http://www.education.gouv.fr/cid21037/memoire-de-la-shoah.html
Article du Monde
http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/02/27/enseignement-de-la-s[…]
Sur le Café, L’Expresso du 14 février
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2008/02/14022008Accueil.aspx
Sur le Café dossier Shoah 2004
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2004/Shoah04_index.aspx
Sur le Café dossier Shoah 2006
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2006/Shoah06_index.aspx
Sur le Café dossier Shoah 2008
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/schumaines/edu[…]
Mémoire de la Shoah : Syndicats et experts contre la décision de N. Sarkozy
« Inimaginable, insoutenable, dramatique », les adjectifs utilisés par Simone Veil pour marquer sa désapprobation de la décision du président de la République de lier chaque écolier de cours moyen à un enfant victime de la Shoah, ne l’ont pas empêché N. Sarkozy de la maintenir.
Pourtant les déclarations négatives se sont multipliées. Du coté des historiens,l’APHG (association des profs d’histoire-géographie) « désapprouve totalement » la proposition présidentielle, tout comme l’association « Liberté pour l’histoire ».
Du coté syndical, le Snuipp estime que « la charge émotionnelle d’un enfant mort est très lourde à porter pour un enfant de 10 ou 11 ans, elle peut fragiliser des enfants en plein développement ». Cet avis est partagé par le Se-Unsa qui annonce qu’il sera très vigilant et que » il n’hésitera pas à appeler les enseignants des écoles, en cas de besoin, à s’en tenir à des pratiques respectueuses des enfants ». Le Sgen pense que « jamais la compassion ne pourra remplir le rôle de l’histoire ». Du coup, l’Elysée semble mettre de l’eau dans son vin. L’entourage de Sarkozy évoque des aménagements réalisés avec les enseignants.
Se-Unsa
http://www.se-unsa.org/presse/comm/page.php?id=080214
Snuipp
http://www.snuipp.fr/spip.php?article5340
Article JDD
http://www.lejdd.fr/cmc/politique/20087/mignon-transmettre-la[…]
Les avis se croisent
Après les vives réactions de ces derniers jours au discours du président de la République, le temps des missions est venu. Simone Veil a accepté de participer à la mission confiée par Xavier Darcos à l’inspectrice générale H. Waysbord-Loing sur l’accompagnement de la prise en charge par les écoliers d’un enfant victime de la Shoah. Le président de l’Assemblée a annoncé lui aussi la création d’une mission « sur les questions mémorielles » fin mars.
Les historiens marquent leurs divergences. Ainsi Serge Klarsfeld approuve l’initiative du président en citant un exemple. « Les enfants de Montescot se souviendront toujours de ces deux enfants qui ont donné en 2003 leur nom à leur école. Que chaque enfant se souvienne du nom d’un enfant juif déporté n’aura rien de traumatisant parce qu’il ne s’agira pas d’une mission unique : il y a beaucoup plus d’élèves en CM2 en France que 11 400, et chaque année les élèves de CM2 se renouvellent. » A quelques lignes de là, dans Le Monde, Claude Lanzmann estime que « le mort saisit le vif » . « Gardons-nous de l’activisme mémoriel qui semble, à chacune de ses éruptions, redécouvrir à neuf ce qui est su depuis si longtemps, et, incapable de regarder en face l’immensité de la perte, s’ingénie à ouvrir des chemins secondaires qui instituent l’oubli plus que la mémoire ».
Le Comité de Vigilance face aux usages publics de l’Histoire, qui regroupe des historiens qui s’étaient mobilisés contre la loi sur les aspects « positifs » de la colonisation, voit dans l’initiative Sarkozy » un processus de déshistoricisation par le choc de la violence qui réduit la raison au silence… Nicolas Sarkozy poursuit son œuvre de prestidigitateur en amalgamant la loi, la décision personnelle, la morale, l’histoire et l’émotion ou en transformant des figures historiques individuelles ou collectives en emblèmes nationaux. Cette confusion calculée repose sur l’articulation systématique du patriotisme, du sacrifice et de l’identification ».
Article du Monde
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/18/se-souvenir-de-ces[…]
Article du Monde
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/18/le-mort-saisit-le-[…]
CVUH
http://cvuh.free.fr/spip.php?article150
Autres réactions
» Bien sûr, il faut parler de la Shoah, mais pas n’importe comment » explique Boris Cyrulnik dans une tribune du Monde. « Il faut donner la parole à Anne Frank, à Primo Levi, aux historiens, aux philosophes, aux témoins, à ceux que le malheur a embarqués dans la rage de comprendre. Notre dignité, c’est de faire quelque chose de la blessure passée, ne pas nous y soumettre et surtout ne pas entraîner d’autres enfants dans la souffrance. »
Même condamnation chez DEI France. « DEI-France condamne cette « instrumentalisation de la mémoire de ces enfants, qui n’appartient à personne et dont aucun pouvoir politique ne saurait disposer et encore moins organiser une sorte de distribution indécente sur les épaules des enfants actuels ». Mais l’association « engage le ministère de l’Education Nationale à valoriser les très nombreuses expériences pédagogiques conduites par des enseignants* qui permettent une véritable connaissance et reconnaissance de cette période historique, pour notamment prévenir les résurgences intolérables des « négationnismes » ».
C’est sur le terrain historique que Sébastien Ledoux juge la réforme. » Plutôt qu’une énième injonction visant à prescrire dans les moindres détails la transmission d’un savoir, laissons aux enseignants la liberté pédagogique qu’ils sont en droit d’assumer entièrement. La recherche à tout prix du « symbolique » ne peut tenir lieu de principe éducatif. L’acte du pédagogue se nourrit sans cesse d’un questionnement personnel sur l’objet qu’il doit transmettre. Gardons en mémoire que l’école de la République a formé des générations de citoyens sur la pertinence d’un tel positionnement ».
Shoah et cyrulnik
http://www.lemonde.fr/opinions/article/2008/02/19/une-gentillesse-trop[…]
Article rue89
http://www.rue89.com/2008/02/18/le-devoir-de-memoire-nouvell[…]
L’avis de Benoît Falaize
Benoît Falaize, est un spécialiste reconnu de l’enseignement de la Shoah, et plus généralement de l’éducation civique, au primaire. Il travaille au sein de l’équipe Enjeux de mémoire, Europe, citoyenneté, identités, apprentissages et didactique de l’INRP. Nous l’avons interrogé sur l’instruction donnée par N. Sarkozy d’associer la mémoire d’un enfant victime de la Shoah à chaque écolier.
Lire l’entretien avec B. Falaize
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2008/Sh[…]
Enseigner les questions socialement vives
« Enseignement du fait religieux, destruction des juifs en Europe, esclavage, colonisation et décolonisation, immigration, mémoires de la Résistance, autant de sujets vifs qui suscitent des controverses dans l’espace public, mais que les programmes scolaires tiennent parfois à distance. L’enseignant, lui, doit bien s’en débrouiller : comment faire face à la double difficulté de traiter des questions qui font l’objet d’intérêt et de réactions particulières des élèves, et également d’instrumentalisation par le pouvoir ou des mouvements d’opinion ? Dans ce contexte d’injonctions politiques fortes vis-à-vis d’une discipline censée participer de la construction d’une « identité nationale et européenne », une réflexion sur l’enseignement de ces questions vives nous parait essentielle ». Le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics del’histoire) et le Snes organisent les 14 et 15 mars à Paris un colloque sur l’enseignement des questions vives en histoire-géographie. Deux journées de conférences (B. Falaize, Noiriel etc.) et d’ateliers (Shoah, colonisation, esclavage.
Le programme