Par François Jarraud
« Je veux que souffle sur lui (l’enseignant) un vent de liberté et d’évaluation. Liberté pédagogique des enseignants…. Mais évaluation des enseignants selon les résultats des élèves ». Inscrite dans le programme du candidat Sarkozy, la rémunération au mérite a le vent en poupe à droite. Quelle efficacité lui accorder ? Le Café interroge deux experts : Alain Chaptal et Bruno Suchaut.
- Sommaire
- Alain Chaptal : « Il n’existe à ce jour aucune preuve scientifiquement recevable suggérant que ce type de mesure a un impact réel sur les résultats des élèves »
- Bruno Suchaut : « Pour le métier d’enseignant, la définition même du concept de mérite ne va pas donc de soi et nécessiterait de mobiliser des indicateurs nombreux pour l’appréhender dans son ensemble »
Alain Chaptal : « Il n’existe à ce jour aucune preuve scientifiquement recevable suggérant que ce type de mesure a un impact réel sur les résultats des élèves »
Le salaire au mérite peut sembler une bonne chose : tout le monde a envie de voir ses efforts reconnus ! A-t- il déjà été expérimenté et sous quelle forme ?
Qui pourrait objecter, en effet, à l’idée de récompenser davantage ceux qui s’investissent totalement dans leur tâche, ceux qui ne comptent pas leur temps pour proposer aux élèves des activités complémentaires, ceux qui savent, mieux que d’autres les intéresser, les motiver et les faire progresser ? Dans le chapitre que j’ai consacré aux approches américaines de cette question dans le récent petit livre de l’Institut de la FSU, Payer les profs au mérite ?, écrit avec Thomas Lamarche, Romuald Normand et d’autres, je rapporte une déclaration de Bill Gates soulignant que considérer que la performance individuelle d’un enseignant n’a pas d’importance reviendrait à dire qu’on se désintéresse des conséquences pour les élèves. C’est une idée absolument naturelle dans le contexte américain marqué par la prédominance des valeurs d’entreprises où règne déjà depuis longtemps ce type de rémunération au mérite. Une idée en phase avec l’importance que la culture américaine accorde à la responsabilité individuelle.
Pour l’école, les difficultés commencent cependant dès qu’on cherche à définir ce fameux « mérite » de l’enseignant. Enseigner est une activité complexe, multidimensionnelle qui ne se prête pas à une évaluation de la performance fondée sur des critères quantitatifs simples et largement acceptés comme c’est souvent le cas dans une entreprise. C’est même un des paradoxes de l’éducation. Entrez dans une salle des profs, passez suffisamment de temps pour gagner la confiance des enseignants, interrogez-les pour savoir si certains collègues ont plus de charisme que d’autres ou bien si certains d’entre eux ne sont pas à la hauteur. Très vite, les réponses vont converger, le consensus se réaliser entre pairs. Poussez plus loin l’exercice, essayez de faire émerger des critères objectifs susceptibles d’étayer ce jugement collectif. Echec sur toute la ligne. D’autant plus que la variabilité des situations est extrême. Tel enseignant qui réussit bien avec la quasi-totalité de ses classes pourra être confronté à de grandes difficultés avec telle autre. Tel qui réussit bien une année pourra connaître des difficultés l’année suivante, éventuellement avec grosso modo le même groupe d’élèves. Peut-on isoler l’influence propre d’un enseignant sans tenir compte de l’action de ses collègues, du climat général de la classe ? De ce qui a pu se passer les années précédentes ?
En fait, aux Etats-Unis, on distingue nettement deux catégories d’approche : celles, incitatives, où les primes, parfois très importantes et que les américains appellent d’ailleurs « incentives », reposent sur des critères objectifs : par exemple, enseigner dans une zone difficile, enseigner dans une matière ou dans une zone géographique où il y a un déficit d’enseignants, enseigner après avoir passé des diplômes justifiant d’une formation professionnelle plus poussée… Si les règles d’attribution de ces « incentives » sont claires et ont été discutées collectivement avec les syndicats, ces approches ne soulèvent pas de difficulté particulière. Après tout, n’en est-il pas déjà de même en France quand agrégés et certifiés enseignent dans le même établissement secondaire ou quand les enseignants de Zep ou des zones sensibles bénéficient de maigres avantages ? Simplement, aux Etats-Unis, de telles primes peuvent couramment représenter vingt pour cent du salaire de base et souvent bien plus.
La seconde catégorie d’approches se propose d’identifier la « valeur ajoutée » que peut représenter l’enseignant vis-à-vis de la réussite de ses élèves. C’est elle qui occupe la place de choix dans les discours mais elle se heurte à d’immenses difficultés. Dans les années quatre-vingt, des tentatives ont eu lieu aux Etats-Unis fondées sur les avis de la hiérarchie. Echec total suite à une opposition résolue des enseignants face à la systématisation de dérives apparentant davantage ce système à du favoritisme, à une « note de gueule » qu’à l’évaluation d’une quelconque efficacité. Seconde série de tentatives, récentes, suite à la loi NCLB, No Child Left Behind, qu’a fait voter en 2002 l’administration Bush et à l’impressionnant appareil statistique qui découle de l’obligation faite aux établissements scolaires de tester annuellement leurs élèves en anglais et en maths. Les établissements dont les résultats ne progressent pas d’une année à l’autre ou dont le niveau n’est pas suffisant s’exposent à une série de sanctions croissantes si les choses ne s’améliorent pas au fil des années et qui peuvent aller jusqu’au licenciement des équipes enseignantes et à la fermeture de l’école. Curieusement, si l’arsenal de sanctions possibles est très précisément défini, le flou le plus artistique entoure la définition du niveau qui doit être atteint qualifié de « proficient » (bon), sans guère plus de précision.
L’idée qui inspire ces tentatives est que l’exploitation de ces statistiques va permettre de « tracer » les progrès des élèves, de définir des « profils » déterminés par leurs résultats scolaires et de mesurer leur progression. Des débats portent sur le point de savoir si ces progrès doivent être appréciés de manière absolue ou au contraire relative dans la durée, d’une année sur l’autre. Mais ce qui est surtout frappant c’est le décalage entre des discours très volontaristes chez les politiques ou les décideurs et une réalité beaucoup moins évidente car l’existence de tels mécanismes ne relève encore que d’expérimentations très limitées, du fait notamment des très grandes réserves qu’ils suscitent chez les enseignants et de la forte opposition syndicale. Au-delà du principe sur lequel beaucoup s’accordent (même les syndicats hésitent à mettre en cause cette idée de prime à la valeur), tout se passe comme si sa mise en application se révélait très délicate après les échecs cuisants des années quatre-vingts. Les américains sont gens pragmatiques. On entend des déclarations fracassantes sur l’évolution nécessaire vers le salaire au mérite indexé sur les résultats des élèves mais quand on analyse dans le détail les situations réelles, on trouve essentiellement des systèmes fondés d’abord sur des « incentives ». Beaucoup d’expérimentations combinent en effet les deux types d’approches, ajoutant à des critères objectifs dominants une pincée de mesures liées, parfois à des doses assez homéopathiques, aux résultats des élèves, comme le fameux système ProComp généralisé à partir de 2005 à Denver après avoir été longuement négocié avec le syndicat. Le salaire au mérite, plus facile à dire qu’à faire, en quelque sorte.
Finalement cela a-t-il permis d’améliorer les résultats de l’Ecole ?
Il n’existe à ce jour aucune preuve scientifiquement recevable suggérant que ce type de mesure a un impact réel sur les résultats des élèves. Un grand programme de recherche a même été lancé en 2007 par des chercheurs de Vanderbilt University à Nashville précisément pour en avoir le cœur net. Durée de l’expérimentation, cinq ans. Aucun résultat partiel valable n’est attendu avant 2010. Quant à l’effet sur les résultats des élèves d’une certification supplémentaire, coûteuse pour les enseignants et fondée sur le volontariat, il n’est pas concluant. Les autres mesures incitatives semblent contribuer à résoudre des problèmes de recrutement mais sans qu’il y ait d’incidence sur les élèves.
Cela a eu quelles conséquences pour les profs ?
Elles sont de plusieurs natures. En premier lieu, et c’est assez rassurant finalement, la modestie pragmatique des réalisations comparée aux déclarations péremptoires résulte clairement du fait que les décideurs ont pleinement conscience que pareille réforme ne peut espérer réussir sans l’assentiment des principaux intéressés, les enseignants.
La seconde conséquence tient à l’importance accordée aux tests : elle se traduit d’abord par une réduction de l’ambition des programmes qui privilégient d’une part, les matières testées, d’autre part, les sujets mêmes qui sont testés. Les effets de cette conduite d’adaptation, « teaching to the test », viennent d’être mis en évidence dans plusieurs études américaines et dans un très récent rapport du parlement britannique. Ensuite, éventuellement, apparaissent des phénomènes de fraude ou d’exclusion des élèves les moins susceptibles de réussir. On retrouve là les mécanismes qui avaient jadis conduit en trente ans le système britannique à la catastrophe lorsqu’il avait généralisé le « payment by results » à la suite du Revised Education Code de 1862. Le salaire au mérite est tout sauf une idée nouvelle.
La troisième est une nouvelle tentative de contrôle de l’activité du prof dans sa classe. En effet, pour les enseignants, cette accumulation de données statistiques n’apporte, semble-t-il, pas grand-chose de neuf par rapport à leur connaissance antérieure fondée sur leur pratique. Pour tout l’appareil administratif et gestionnaire du système éducatif, par contre, elles donnent l’illusion de pouvoir, enfin, pénétrer le mystère de la classe et de contrôler et standardiser l’activité des enseignants. C’est une tentative récurrente qui revient à intervalles réguliers depuis 1911 et le système Taylorien des bureaux « organisation et méthode » dans le système américain. Jusqu’ici sans succès. En sera-t-il encore de même ?
On parle souvent de « l’effet établissement » et de « l’effet prof ». Les deux ne sont-ils pas antithétiques ? Quitte à évaluer faut-il évaluer l’établissement ou le prof ? Pourquoi ?
Historiquement, on a d’abord évalué les élèves : c’était la fonction des contrôles et des examens et la responsabilité de l’échec éventuel incombait individuellement à l’élève qui avait insuffisamment travaillé. On est ensuite passé à l’évaluation de l’établissement via sa valeur ajoutée. De manière assez « soft » dans les évaluations des lycées de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance. De manière brutale en exacerbant la concurrence entre établissements dans les « League Tables » créées par Margaret Thatcher, renforcées depuis 1998 par les gouvernements Blair successifs et qui font actuellement l’objet de critiques croissantes des enseignants et chefs d’établissements britanniques dénonçant leurs effets pervers. D’une certaine manière, la responsabilité personnelle de l’élève se dissolvait dans celle de l’établissement qui s’avérait ou non capable de faire progresser ses élèves.
On cherche aujourd’hui, avec le salaire au mérite, à passer à un stade supérieur, celui de l’évaluation de la valeur ajoutée du prof. Mais peut-on isoler l’apport d’un individu ? Et si oui, comment le faire ? Comment gérer cette évaluation dans la durée ? Un prof peut-il être « méritant » une année et déclassé l’année suivante ? Comment prendre en compte le contexte général, le climat de l’établissement ? Peut-on faire abstraction de ce qui s’est passé la ou les années antérieures ? Aux Etats-Unis, les élèves n’étant pas testés systématiquement dans toutes les matières, comment traiter les enseignants dont les cours ne sont pas évalués ? Autant de questions pas résolues et qui expliquent pourquoi, dans la majorité des cas aujourd’hui aux Etats-Unis, c’est le collectif, l’équipe pédagogique, l’établissement qui bénéficie des bonifications et les répartit. Dans le cas inverse, le salaire au mérite constitue un incontestable facteur de division.
Alain Chaptal
Université Paris 8,
MSH Paris Nord,
Chercheur au LabSic de Paris 13
Entretien : F. Jarraud
Dernier ouvrage publié : Payer les profs au mérite ? Institut de la FSU
L’idée de la rémunération au mérite fait son chemin dans certaines sphères qui pensent ainsi encourager la performance des enseignants. L’Institut de recherche de la FSU publie un petit livre qui analyse le concept. On en retiendra un remarquable historique de cette idée aux Etats-Unis : Alain Chaptal montre que sa mise en place est bien difficile. Un syndicaliste, David Robinson, présente les conséquences de sa mise en place sur les équipes pédagogiques et le métier d’enseignant.
Institut de recherche de la FSU, Payer les profs au mérite ?, Paris 2008, 102 p.
Bruno Suchaut : « Pour le métier d’enseignant, la définition même du concept de mérite ne va pas donc de soi et nécessiterait de mobiliser des indicateurs nombreux pour l’appréhender dans son ensemble »
Est-il pertinent de parler de rémunération au mérite dans l’Education nationale ?
L’idée de rémunération au mérite fait son chemin dans la fonction publique en général et il n’est donc pas étonnant que les responsables de l’Education nationale s’y intéressent également. Il est vrai que les modalités actuelles d’évaluation des enseignants ne laissent en fait guère de place à la prise en compte de l’investissement professionnel des personnels puisque l’ancienneté est le critère qui domine largement l’évolution des carrières des personnels. La note pédagogique rend en fait très peu compte des qualités professionnelles puisqu’elle obéit à une logique d’harmonisation, donnant peu de place à des variations marquées à ancienneté donnée. Outre le fait que le système actuel est loin de satisfaire l’ensemble des enseignants, l’hypothèse formulée au niveau politique est que la prise en compte du mérite, sur la base d’une autre forme d’évaluation individuelle des agents de l’Etat, contribuerait à améliorer les performances du système éducatif. Mais il s’agit alors, d’une part de définir ce que l’on entend par mérite pour la profession enseignante, et, d’autre part de s’intéresser à ses modalités d’appréciation ou à sa mesure.
Comment pourrait-on définir le mérite dans la profession enseignante et comment l’évaluer ?
C’est une question particulièrement difficile en ce qui concerne les enseignants, sans doute beaucoup plus que pour d’autres professions et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, le métier d’enseignant recouvre diverses dimensions qui ne se limitent pas uniquement à l’acte pédagogique lui-même : préparation des cours, corrections, formation personnelle, etc… En second lieu, les conditions d’exercice du métier peuvent varier très sensiblement en fonction du niveau d’enseignement considéré, de l’établissement d’affectation et des caractéristiques de son public. En outre, et c’est sans doute cela qui fait l’une des spécificités de ce métier, la nature et l’efficacité de l’acte pédagogique sont en partie liées au contexte d’enseignement, c’est-à-dire à la classe et aux élèves qui la composent. Pour le métier d’enseignant, la définition même du concept de mérite ne va pas donc de soi et nécessiterait de mobiliser des indicateurs nombreux pour l’appréhender dans son ensemble. Il se pose aussi la question de la distinction entre l’investissement personnel de l’enseignant et son efficacité pédagogique proprement dite. Les travaux de la recherche sur les effets-maîtres sont encore loin de permettre de nous fournir une idée précise sur la distinction entre ces deux aspects.
Une autre piste possible pour contourner cette difficulté à définir et à évaluer le mérite est de se limiter à une mesure indirecte sur la base des résultats observés chez les élèves. C’est le choix qui a été fait dans certains pays dans lesquels une partie des progressions de salaire des enseignants est liée à leur capacité à faire progresser les élèves. Si cette définition du mérite peut séduire par sa simplicité, elle pose néanmoins également des difficultés concrètes en termes de mesure. Il faudrait dans l’idéal se baser sur une mesure relative et non absolue des progrès des élèves pour neutraliser l’effet des caractéristiques personnelles des élèves (sociales notamment). On imagine aisément que la confection d’outils fiables et standardisés de ce type au niveau national, adaptés à chaque niveau d’enseignement, demanderait une ingénierie spécifique coûteuse en temps.
Est-ce alors une entreprise impossible dans notre pays ?
On peut aussi imaginer une reconnaissance du mérite qui se fasse sur une base plus locale avec des éléments d’appréciation propres à chaque établissement scolaire, comme cela se pratique également dans d’autres pays. On voit bien alors que la question de la prise en compte du mérite dans la carrière des enseignants peut aussi remettre en cause profondément les modes de gestion pédagogique de notre système éducatif. Les questions de l’autonomie des écoles et du pouvoir du chef d’établissement seraient alors étroitement associées à cette question.
La rémunération au mérite serait-elle une mesure efficace pour améliorer la qualité de l’école ?
En fait, la notion de rémunération au mérite ne peut pas non plus être déconnectée de la question du niveau de salaire des enseignants dont on sait qu’il a eu plutôt tendance à se dégrader au fil des années. L’évaluation du mérite est alors mobilisée dans certains discours politiques actuels comme forme de revalorisation possible (et partielle) des salaires. Or, la littérature internationale des travaux étudiant le lien entre rémunération des enseignants et qualité de l’éducation nous invite à la prudence en la matière.
Le système actuel d’évaluation des enseignants demande certainement à être réformé pour permettre une meilleure prise en compte de l’investissement professionnel des enseignants dans leur carrière et pas uniquement sur le plan salarial. C’est une question importante qui demande qu’une réflexion en profondeur soit engagée avec les différents partenaires de l’école pour que des propositions adaptées à notre système puissent êtres avancées. Or, sur cette question, comme sur d’autres, on a parfois l’impression que les annonces faites dans les discours politiques précèdent bien souvent ce travail indispensable de réflexion.
Bruno Suchaut
Directeur de l’IREDU
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