S’il n’y avait qu’un seul ouvrage à mettre sous le sapin pour l’enseignant d’histoire en cette veille de Noël 2010, les deux volumes dirigés par C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt sur l’état des lieux de la recherche historique en France s’imposent dans la mesure où ils doivent amener l’enseignant à s’interroger tant sur son rapport et ses liens avec la science historique que sur sa traduction au plan scolaire. [1]
Matériellement, ces deux volumes sont organisés en trois parties. La première est consacrée aux sources, domaines et méthodes de la recherche historique. Cette partie met en évidence le «pluralisme interprétatif» de l’historiographie française. C’est évidemment la traduction en 2010 de l’histoire en miette développée depuis de nombreuses années par F. Dosse. [2] Ce pluralisme occupe l’entier du premier volume d’Historiographies. Il peut donner le tournis et questionne :
Toute histoire est-elle alors possible en classe d’histoire ou sinon qu’est-ce que doit privilégier l’enseignant-e d’histoire?
A ce propos, dans leur introduction et après avoir souligné les différentes attentes de la société à l’égard de l’histoire, les auteurs expliquent que nos sociétés vivent une crise dans leur vision du futur. Cette crise rend difficile le choix de ce qui devrait être retenu ou bien écarté du champ de l’analyse comme de celui du récit. (p. 16) Cette absence de certitude conduit à une profonde évolution de ce qui doit relever du patrimoine soit les «hauts lieux du «roman national». (p. 16)
Par ailleurs, dans leur article sur l’Enseignement de l’histoire en France (p. 124-138) P. Garcia et J. Leduc reviennent sur l’adoption rapide par les programmes (dès 1995) de la démarche des Lieux de mémoires (1984-1992) et l’attention que porteront désormais les pouvoirs publics sur les commémorations «pour lesquelles le concours des enseignants est sollicité et les lois qui leur enjoignent d’appporter leur contribution au souvenir de la traite, de l’esclavage, de la colonisation ou de la Résistance.» (p. 138). On assisterait même dans nos sociétés « à une «forme de globalisation ou de mondialisation des enjeux de mémoire» conduisant assurément à faire aujourd’hui de l’histoire un enjeu politique majeur. (p. 14)
Histoire aussi de conclure et de rappeler que l’histoire à enseigner se trouve
«perpétuellement inscrite en tension entre trois pôles : les finalités civiques et politiques qui lui sont assignée et qui justifieraient sa présence dans l’enseignement, la volonté de l’arrimer aux évolutions de l’historiographie et les questions posées par sa mise en oeuvre pédagogique.» (p. 138)
Or, si le pluralisme interprétatif de la recherche historique rend improbable un nouveau récit national, la tentation politique aujourd’hui est tout autre. Ira-t-elle jusqu’à se passer des travaux des historiens de métier, voire des enseignants d’histoire, qui, rappellent les auteurs dans leur première phrase de leur introduction, «n’ont jamais eu le monopole de l’écriture de l’histoire» ? (p. 13). A cela s’ajoute le constat que la présence du passé dans l’espace public a, depuis une trentaine d’années, gagné en force et en intensité sous les formes les plus diverses : jeux vidéo, villages des temps anciens reconstitués et scénographies historiques notamment. (p. 15)
Par contre, si le futur de l’enseignement de l’histoire devait plutôt s’orienter du côté de la science historique, les deux parties suivantes consacrées pour la deuxième aux notions et concepts et la troisième aux enjeux et débats fourniront aux enseignants des outils forts utiles et nécessaires à leur enseignement.
Il en est plus particulièrement ainsi dans la troisième partie qui regroupe un ensemble d’articles permettant de faire le point historiographique sur nombre de sujets abordés traditionnellement en classe : absolutisme, féodalisme, esclavage, la Grande Guerre, nation et nationalisme, nazisme, Renaissance et de nombreux autres encore. Précieux.
Dans cette perspective-là également, l’histoire dans l’espace public, objet de consommation, devient un objet à interroger, éclairer et débattre en classe avec les élèves pour en prendre la juste mesure.
Il conviendrait également de traduire en démarches d’enseignement avec nos élèves les observations faites dans l’introduction d’Historiographies sur la question de l’historicité, c’est-à-dire notre «rapport social au temps» qui a redéfini, depuis les années 1980, l’identité de la discipline. (p. 17) Ce travail a conduit les historiens à s’interroger, dans une dimension réflexive, sur les discours qu’ils tiennent et à rendre compte des différentes «formes d’expérience du temps» possibles. [3] A nous, de développer des démarches d’enseignement-apprentissage en histoire confrontant nos élèves à ces différentes expériences du temps, éclairées par les réflexions et les débats des historiens actuels ou passés. Au roman national se substituerait alors la pluralité des écritures de l’histoire, histoire peut-être de sortir de cette crise de la perception collective de l’avenir évoquée par nos directeurs de publication. (p. 15)
En attendant, bonnes lectures et tous mes voeux pour 2011.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes
[1] Delacroix C., Dosse F., Garcia P. & Offenstadt N. (2010). Historiographies. Concepts et Débats. Volumes 1 et 2. Paris: Folio histoire (Inédit). On écoutera avec plaisir et profit l’émission du 30.11.2010 de La Fabrique de l’Histoire à laquelle était conviée François Dosse et Chrsitian Delacroix en relation avec la publication de leur ouvrage. Ainsi que Claire Lermercier, chargée de recherche au CNRS.
http://www.franceculture.com/emission-la-fabrique-de-l-histoire-debat-de-l’ac[…]
[2] Concernant François Dosse, celui-ci publie un autre ouvrage qui intéressera l’enseignant d’histoire : Dosse F. (2010). Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix. Paris : PUF. On pourra lire le compte-rendu de la revue Sciences humaines titrant Le Retour de l’événement:
http://www.scienceshumaines.com/le-retour-de-l-evenement_fr_26083.html ou lire son article «Evénement» (p. 744-756) dans le volume 2 d’Historiographies.
[3] C’est-à-dire les régimes d’historicité de François Hartog. (p.17)
Sur le site du Café
|