Par François Jarraud
Plus ou moins bien perçue des adultes, c’est une véritable révolution qui affecte les relations des ados. Les blogs, MSN sont devenus des objets de communication au quotidien. Et cela n’est pas sans conséquences. Cédric Fluckiger nous aide à explorer la planète des ados.
Voyage au pays des ados avec Cédric Fluckiger
En 2008, peut-on être ado sans avoir un blog ou utiliser MSN ?
Les données disponibles indiquent de très forts taux d’usage chez les jeunes. D’après Olivier Martin, 70% des 15-17 ans disposant d’une connexion à Internet à domicile utilisent la messagerie instantanée plusieurs fois par semaine. Parmi les internautes de 15 à 24 ans, 9 sur dix connaissent les blogs.
Des sociologues comme François de Singly ont bien montré que le début de l’adolescence correspond à une période de construction de soi : ce qu’il nomme les « adonaissants » prennent conscience que leur appartenance familiale est relative, et trouvent auprès de leurs pairs des ressources pour affirmer qu’ils n’appartiennent plus seulement à leur famille, mais aussi à la jeunesse. Les blogs ou MSN sont des moyens de rendre ce processus visible, d’affirmer que l’on n’est plus un petit. Ils jouent un rôle similaire les habits que l’on porte, la marque du sac à dos ou les posters que l’on affiche dans sa chambre, qui permettent de s’inscrire dans l’univers juvénile. Dans ce sens, ce qui compte n’est pas tant ce que ces outils permettent de faire ou dire que l’image de soi qu’ils permettent de renvoyer.
Mais ces outils sont d’autant plus importants qu’ils permettent de communiquer avec les amis et donc de renforcer encore ce sentiment qu’en plus d’appartenir à la famille, on appartient à un nouveau collectif, le groupe ou la bande de copain. Avec la messagerie instantanée ou les blogs, on peut rester en contact avec ses amis tout en étant au domicile, et donc avoir l’impression d’une grande autonomie relationnelle, même si les sorties sont encore contrôlées par les parents. D’ailleurs, peu importe que bien des conversations sur ces outils soient vides de contenu. On se dit « ça va », « t’es où », et la plupart du temps ça ne va pas plus loin. Mais finalement, ce qui compte, ce n’est pas tant ce qu’on dit que le fait de manifester à l’autre qu’on pense à lui. C’est un peu comme avec les cartes postales de vacances : on n’y dit rien d’important, c’est le geste qui fait plaisir.
Que recherchent les ados dans leurs blogs ? Une expression ? Des amitiés ? La normalité ?? Quelles valeurs proposent-ils sur leurs blogs ?
Les blogs changent de statut au fur et à mesure que les enfants deviennent des adolescents. Les plus jeunes des collégiens que j’ai rencontrés avaient peu de blogs, mais adoraient surfer sur ceux de leurs aînés. En les écoutant discuter, en voyant ce qu’ils aiment comme musique, ce qu’ils font comme sortie, les collégiens qui sortent tout juste de l’enfance disposent d’une fenêtre ouverte sur l’univers des adolescents. Les séries télévisées pour adolescents peuvent jouer un même rôle similaire dans la découverte de la culture adolescente, mais sur les blogs, ce sont directement les jeunes qui s’expriment.
Les collégiens plus âgés sont déjà entrés dans l’adolescence, à l’âge où il devient primordial d’affirmer ses goûts, notamment musicaux, et de montrer qu’on est proche de ses amis. Le but n’est pas encore vraiment de s’exprimer en tant qu’individu, cela viendra plus tard. Les collégiens créent alors des blogs, surtout pour montrer ce qu’ils aiment, et surtout qui sont leurs amis. Afficher les photos de ses amis, avoir beaucoup de commentaires, c’est une manière de montrer sa popularité, son capital relationnel, de s’inscrire physiquement dans le groupe d’amis. On peut cartographier les réseaux de blogs, on voit qu’ils reproduisent fidèlement les contours des groupes de copains dans la cour de récréation. C’est donc le besoin de s’inscrire dans un réseau social, de marquer dans l’univers numérique son appartenance au groupe, qui précède le besoin d’expressivité individuelle.
Plus tard, les choses évoluent encore. Hélène Delaunay montre par exemple que sur les blogs de lycéens, plusieurs formats relationnels distincts apparaissent : partager ses goûts, partager son intériorité, et partager ses idées.
Dans quelle mesure peut on dire que les jeunes acquièrent une culture tic à travers leurs pratiques ?
Si l’on entend par culture un ensemble de valeurs, de connaissances et de pratiques partagées, il existe incontestablement une culture numérique des jeunes qui leur est spécifique, c’est ce qu’indiquent les études sur les pratiques culturelles (Donnat). Dans cette culture des jeunes, les TIC sont omniprésente. Or utiliser ces outils nécessite des compétences techniques, pour les mettre en œuvre, mais aussi des compétences relationnelles. Quand on dispose de plusieurs outils pour communiquer, on ne dit pas forcément la même chose sur chacun : nous même ne parlons pas de la même manière par téléphone, par mail ou dans une lettre. Acquérir la culture numérique jeune, c’est savoir quand utiliser MSN, quoi dire sur son blog, comment entrer ou sortir d’une conversation sur un site de chat…
Par exemple dans les usages des jeunes, peut on repérer les outils qu’ils maîtrisent le mieux ?
Quand on regarde de près ce que font et savent faire les adolescents, on s’aperçoit qu’il y a un grand contraste dans leurs compétences techniques. Les jeunes sont le plus souvent très habiles avec les quelques outils qu’ils utilisent quotidiennement et manipulent avec une aisance déconcertante. Mais en même temps, les mêmes adolescents peuvent se montrer très ignorants du fonctionnement d’Internet. Une collégienne ne comprenait pas pourquoi MSN ne marchait plus quand elle coupait la connexion à Internet, parce qu’une amie lui avait dit que MSN était gratuit. Beaucoup plus d’adolescents qu’on ne le croit sont en réalité dépendants de leurs parents, pour créer un compte MSN, installer un logiciel, comprendre un disfonctionnement, etc.
Leur familiarité avec les TIC affectent-elles leur façon de raisonner ?
Mes recherches ne me donnent pas les moyens de répondre à cette question. Mais il est certain que les évolutions que permettent les TIC auront des répercussions sur la manière de raisonner. Quand on peut rester en contact avec sa tribu en permanence, qu’on peut accéder à des contenus audio et vidéos à profusion et gratuitement (par exemple tous les clips musicaux peuvent être trouvés sur des sites comme YouTube), les choses changent. La rareté n’est plus dans ce que l’on possède ou dans les occasions d’échanger avec l’autre, mais dans le temps et l’attention dont on dispose. La rareté de l’attention, le temps fragmenté, auront des répercussions, mais des recherches spécifiques seront nécessaires pour déterminer lesquelles exactement.
Dans quelle mesure les met-elle en contradiction avec les pratiques et les valeurs de l’école ?
La culture des jeunes est extérieure à l’école : les séries que regardent les adolescents, la musique qu’ils écoutent, leur manière de s’habiller relèvent, de leur point de vue, de leur univers propre, non de celui des adultes (de leur point de vue, car nous savons à quel point cet univers culturel des jeunes est marqué par le consumérisme, et structuré par la sphère marchande). Pour un adolescent, ses pratiques culturelles, ses goûts, lui sont propres. C’est cette séparation de leur univers de goût de celui de leurs parents qui marque qu’ils deviennent peu à peu des grands. Les blogs, la messagerie instantanée, la navigation sur des sites ludiques s’inscrivent dans cette logique, et il est normal que l’école en soit exclue. Ce n’est donc pas cette culture numérique des jeunes que l’école peut intégrer.
Même les compétences techniques développées en dehors de l’école sont délicates à intégrer. Par exemple, quand on observe finement la manière de naviguer sur le Web, on s’aperçoit que l’action pratique est largement dépendante du contexte d’usage : dans un contexte ludique, on ne surfe pas du tout de la même manière que dans un cours de technologie ou au CDI du collège. Cet exemple illustre le fait qu’il ne suffit pas de savoir-faire quelque chose en dehors de l’école pour être apte à le faire en tant qu’élève, il s’agit de logiques différentes.
Un autre exemple est fourni par les débats autour des usages scolaires de Wikipedia. Eric Bruillard montre bien que les valeurs participatives et de neutralité de Wikipedia se heurtent à la logique de l’école, où ce qui prime est la fiabilité de l’information, alors que l’école assume un point de vue laïc et républicain.
On sait que l’utilisation des TIC en classe est faible en France. Mais en plus souvent les usages scolaires sont décevants pour les élèves. Quelles pratiques des jeunes que vous avez observés pourraient faire l’objet d’une appropriation positive par l’Ecole ? Sur quoi pourrait-elle s’appuyer ?
Je ne sais pas si les usages scolaires sont décevants pour les élèves, en tout cas ils sont distincts de ceux qu’ils ont chez eux, et cela est indispensable. A l’école, on ne parle pas comme à la maison, on ne se comporte pas de la même manière, c’est à dire qu’on n’est plus uniquement un « jeune », mais on devient un élève, on s’inscrit dans un rapport pédagogique particulier avec les enseignants.
Les recherches montrent que les pratiques extrascolaires ne permettent pas une maitrise suffisante des TIC pour ce qu’on appelle souvent un « usage raisonné ». Ce déficit de connaissance technique, de compréhension, de conceptualisation est réel, et l’usage personnel, même fréquent, ne peut, à lui seul, offrir aux jeunes l’occasion de dépasser l’usage profane. C’est seulement à l’école que les élèves sont confrontés à une intention pédagogique. En technologie, en documentation, ou dans d’autres usages disciplinaires (comme l’expérimentation assistée par ordinateur), les élèves peuvent être confrontés à d’autres pratiques que leurs pratiques extrascolaires, et acquérir des moyens de comprendre et maitriser cet environnement technique qui est indispensable à leur développement.
Cédric Fluckiger
Chercheur en Science de l’Education
Laboratoire STEF (ENS de Cachan / INRP)
Derniers ouvrages de C. Fluckiger :
FLUCKIGER C. (2006). – La sociabilité juvénile instrumentée. L’appropriation des blogs dans un groupe de collégiens. Réseaux, n°138, pp. 111-138.
FLUCKIGER C. (2007). – Les collégiens et la transmission familiale d’un capital informatique. Agora Débats Jeunesse, n°46, pp. 32-42.
FLUCKIGER C. (2007). – L’évolution des formes de sociabilité juvénile reflétée dans la construction d’un réseau de blogs de collégiens. In: Doctoriales du GDR « TIC & Société ». Marne-La-Vallée.
http://gdrtics.u-paris10.fr/pdf/doctorants/2007/papiers/Fluckiger_C.pdf