Si pendant le premier quinquennat présidentiel d’Emmanuel Macron la politique éducative fut singulièrement marquée par la thématique de l’école inclusive, le second quinquennat apparaît quant à lui marqué par la réforme dénommée par Gabriel Attal « choc des savoirs ». Alors que viennent d’être publiés les textes officiels relatifs à cette réforme et que l’on a pu accéder à la réunion en visioconférence convoquée par le Premier ministre et la ministre de l’Éducation nationale avec les chefs d’établissement pour leur expliquer la réforme, il est possible d’analyser l’articulation entre ces deux politiques. Et là, un constat s’impose : rien ne va de soi.
Une évidence ? Vous avez dit « évidence » ?
« Évidemment que notre objectif de l’école inclusive et notre priorité pour l’école inclusive demeurent. » a affirmé le Premier ministre lors de sa visioconférence avec les chefs d’établissement. Un peu plus tôt dans cette même réunion, la ministre Nicole Belloubet avait tenu à préciser : « La deuxième priorité sans doute que je me fixe, c’est de donner une réalité à l’école inclusive ». L’affaire semble donc résolue. Il n’y aurait aucune contradiction entre la construction de l’école inclusive et la réforme qui vient d’être promulguée.
Pourtant, la question s’est posée. Elle a d’ailleurs été posée par les chefs d’établissement lors de la visioconférence. En effet, tant dans la communication préalable à la promulgation de la réforme que dans les textes officiels de sa promulgation, la thématique d’une école aspirant à devenir pleinement inclusive n’apparaît pas clairement. Lors de son passage au ministère de la rue de Grenelle, Gabriel Attal y a fait très peu référence. Dans les textes officiels de la réforme du choc des savoirs, la volonté inclusive est absente du champ lexical : on n’y trouve aucune occurrence sous quelque forme que ce soit du mot. Tout au plus le mot « handicap » apparaît-il dans le décret relatif au redoublement (une fois pour l’école publique et une fois pour l’école privée) et dans la note de service (une fois). Aucune référence n’est faite aux élèves présentant des besoins éducatifs particuliers. Cette discrétion ne peut qu’étonner dans une réforme qui touche profondément à l’organisation pédagogique en vue d’améliorer l’efficacité des apprentissages de tous les élèves.
La ministre Nicole Belloubet, ancienne rectrice, possède une expérience reconnue des réalités de la chose scolaire, contrairement au Premier ministre plus à l’aise dans la gestion des recettes de la communication politicienne. Et la ministre a reconnu que tout n’allait pas vraiment de soi. Lors de cette étonnante visioconférence, elle a ainsi affirmé : « j’ai bien pris conscience et j’ai pu le constater sur le terrain, nous avons des difficultés à accueillir l’hétérogénéité des élèves telle qu’elle se présente ». Un peu plus loin, elle a aussi tenu à préciser : « Ce qui ne nous empêchera pas, en tout cas ce qui ne m’empêchera pas de réfléchir sur un meilleur fonctionnement de l’école inclusive et une aide plus importante – je ne sais pas encore de quelle manière – à apporter aux équipes pédagogiques pour l’accueil des enfants dans toute leur diversité. Car je sens bien qu’il y a là une difficulté que rencontrent les équipes pédagogiques ». Ce faisant, la ministre indique qu’elle a conscience de deux choses : d’abord que notre école, au lendemain d’un premier quinquennat présidentiel qui voulait que l’école française devienne « pleinement inclusive », est encore loin du compte et que les enseignants sont en difficulté face à la diversité des profils des élèves, ensuite que la réforme qui vient d’être lancée n’apporte pas de solution pour y remédier et qu’il faut encore y réfléchir. Il y a un fossé entre la posture assurée du Premier ministre et l’analyse experte de la ministre. Ce qui n’étonnera pas les acteurs avisés de la question scolaire.
Le discernement de l’équipe pédagogique, voilà la clé !
Mais dans son intervention, le Premier ministre a fait une référence à la note de service : « Et c’est pour ça que la note de service et les textes sur ce sujet-là se fondent vraiment sur le discernement de l’équipe pédagogique qui doit elle-même être capable d’organiser les choses de sorte que l’école inclusive reste évidemment une réalité pour tout le monde. » Outre que littéralement, cette phrase renvoie les enseignants dans leur coin et leur assigne la responsabilité de l’école inclusive, elle suggère que la note de service traite du sujet. Prenons donc le temps de l’analyser à cette aune.
Cette note de service est signée par le directeur général de l’enseignement scolaire, Édouard Geffray, qui fut nommé à ce poste sur la fin du quinquennat de Jean-Michel Blanquer en juillet 2019, alors que la loi pour une école de la confiance était votée et qu’elle contenait un chapitre consacré au renforcement de l’école inclusive. À la même période, l’un des bureaux de la Dgesco était d’ailleurs baptisé « bureau de l’école inclusive ». On peut envisager que le texte de la note de service a été travaillé au sein de la Dgesco en faisant plus ou moins appel aux membres de cette administration. Mais le texte final est évidemment fixé par le regard politique du ministre, voire du Premier ministre. On ne s’étonnera donc pas outre mesure des premiers mots de cette note : « Depuis 2017 », c’est-à-dire depuis l’élection d’Emmanuel Macron, comme si tout commençait à ce moment-là et qu’avant, il n’y avait que désolation et décadence scolaire. La ficelle est grosse. Elle témoigne surtout du fait que la volonté politicienne prévaut sur le contenu pédagogique de cette note de service destinée aux agents de l’école. On le verra plus loin.
La note commence par identifier une cible parmi les élèves : « les 10 % des élèves français les plus faibles, issus majoritairement de milieux défavorisés » en référence à PISA. On évoque chez eux « l’installation durable de la difficulté scolaire » et « des élèves en grande difficulté à l’entrée en sixième ». Comment ne pas percevoir dans ce portrait pédagogique celui des élèves orientés en Segpa de collège ? Or, ces vingt dernières années, les effectifs de Segpa ont été diminués de 32 %. Ils ne représentent plus que 2,3 % des élèves de collège. De deux choses l’une : soit on a sous-orienté volontairement ou non les élèves en grande difficulté scolaire vers les Segpa et le constat est désormais redoutable dans les classes ordinaires, soit on envisage sans le dire explicitement de supprimer bientôt les Segpa pour y substituer les groupes en français et en maths, ce qui aurait un coût budgétaire moindre. En effet, rappelons que la Segpa, rejeton des Sections d’enseignement spécial pour les élèves issus des classes de perfectionnement de l’école primaire, est actuellement la seule forme pédagogique dérogatoire au collège unique, avec son équipe pédagogique spécialisée, ses horaires spécifiques, ses effectifs réduits à 16 élèves par division, et son introduction appuyée des enseignements technologiques et préprofessionnels. La note de service indique que cette structure peut être associée à la nouvelle organisation si les équipes pédagogiques le souhaitent. On voit mal ce qui pourrait les y motiver.
Les besoins, mais quels besoins ?
La note introduit rapidement la notion de « besoins » des élèves et celle de « groupes de besoins » en français et en mathématiques. Mais on s’aperçoit que ces notions sont étroitement corrélées au niveau scolaire des élèves et à leurs difficultés. Comme si on voulait justifier la doxa du Premier ministre qui prétend que groupes de niveau ou groupes de besoins, c’est du pareil au même. D’ailleurs, la présentation des trois objectifs de la nouvelle organisation fait explicitement fait au niveau des élèves et non plus aux besoins de remédiation et de renforcement dans telle ou telle partie des enseignements : ce qui identifiera les groupes d’élèves, c’est « leur degré de maîtrise des connaissances et des compétences requises » en distinguant « les aptitudes des élèves, selon leur niveau, des plus fragiles aux plus avancés ». CQFD : il s’agit donc bien fondamentalement de groupes de niveaux et non de groupes de besoins tels qu’ils sont envisagés dans les modèles didactiques internationaux.
Les auteurs de la note de service ont pourtant connaissance de ce que sont normalement des groupes de besoins. Ils l’évoquent dans le paragraphe sur le réexamen de la composition des groupes pour lequel il faut « tenir compte de la progression et de la diversité des besoins des élèves, selon les disciplines mais aussi, par exemple, les chapitres des programmes ». Une telle stratégie relève effectivement de la pédagogie de remédiation en groupes de besoins, mais elle demande une grande agilité organisationnelle avec des périodes courtes et une parfaite concertation des professeurs concernés pour harmoniser leurs progressions afin de ne pas mettre à l’écart des élèves. Ce n’est pas ce qui est proposé ici. Au contraire, la rigidité est encadrée avec rigueur : elle met en majorité ce qui désarticule le groupe classe (2/3 des semaines entières de l’année scolaire) et met en péril la progression commune de référence. Le risque d’obtenir le contraire de ce qui est officiellement visé est flagrant.
Pédagogie spécifique ou pédagogie inclusive ?
Dans les objectifs assignés à cette réforme sont convoquées deux notions importantes : une « action pédagogique ciblée » et des « approches personnalisées ». Curieusement, cette mise en avant de ces deux notions pédagogiques tendrait à inférer qu’elles ne seraient pas requises lors de l’enseignement ordinaire pour tous, en classe entière. Or, ces deux notions sont fondamentales dans la pédagogie inclusive qui devrait être celle qui prévaut dans une école devenue pleinement inclusive. Ici, elles ne seraient mobilisées que dans une organisation pédagogique semi-ségrégative en groupes de niveaux qui séparent les élèves en catégories hiérarchisées. Par essence, on se trouve là dans une aporie : faire de la scolarisation inclusive en séparant les élèves en catégories. Ce que l’on reproche à la Segpa de collège deviendrait donc la norme tout au long du collège pour tous les élèves. Qui plus est, le troisième objectif assigné à la réforme est « Renforcer la confiance des élèves en leur capacité d’apprendre et de réussir au collège ». Implicitement, cela signifie que cet objectif serait jusque-là délaissé dans l’enseignement usuel. Quel désaveu pour une école réellement inclusive !
D’ailleurs, à la lecture de cette note de service, on peut s’interroger sur la valeur de l’enseignement ordinaire en classe entière tel qu’il est pratiqué jusqu’à maintenant. En effet, le Dgesco précise que l’organisation en groupes « permet d’alterner, toujours en référence aux programmes, les temps en groupes pour répondre aux besoins des élèves, qui ciblent des connaissances et des compétences précises, et des temps en “groupe classe” ». De fait, en miroir, on ne comprend pas ce qui serait enseigné pendant la période de « groupe classe » et qui ne relèverait pas de « connaissances et de compétences précises » répondant aux besoins des élèves : ce serait donc un enseignement imprécis qui ne répondrait pas aux besoins des élèves. Mais alors, à quoi bon cet enseignement ? Ne faudrait-il pas logiquement mettre tout l’enseignement en groupes ? Mais… Les classes ne sont-elles pas elles-mêmes des groupes ? Finalement, ne conviendrait-il pas plus simplement d’alléger leurs effectifs pour se rapprocher des normes européennes en la matière ? Pourquoi créer cette usine à gaz dans les collèges en déconsidérant l’enseignement délivré en classe entière ?
Puisque c’est la volonté du Premier ministre
La réponse est sans doute inscrite dans cette mise en garde : « le retour à un enseignement en classe et non plus en groupes, durant un temps à définir par les équipes […] doit demeurer l’exception au regard du principe ». Il s’agit d’abord de se conformer à une injonction politique formaliste et non de prendre réellement en considération la situation appréciée par les professeurs. Ainsi, en voulant justifier que le début de l’année se déroule en classe entière, la note de service indique que « le premier temps de l’année peut être nécessaire pour mieux observer les élèves dans la classe et dans l’acquisition des apprentissages de manière à comprendre leur profil et à identifier les besoins ». Cela semble être parfaitement logique et légitime. Mais alors, pourquoi cette même note ignore-t-elle le cas où il n’apparaîtrait pas une grande variété des niveaux et des besoins didactiques dans la classe ? Cette hypothèse est écartée par principe. Serait-elle donc si peu plausible ? Eh bien oui, puisque le Premier ministre en a voulu ainsi.
Mais alors, qu’enseignera-t-on en groupes que l’on n’enseignerait pas en classe entière ? La note nous dit : « Pour l’ensemble des groupes, les programmes et les attendus de fin d’année sont identiques. Afin de garantir leur acquisition progressive par les élèves, les démarches didactiques et pédagogiques sont adaptées aux besoins de ceux-ci. Les séances en groupes ciblent certaines compétences spécifiques qui répondent aux besoins particuliers des élèves ». Comment ne pas se demander pourquoi cela ne serait pas possible en classe entière tout au long de l’année ? Pourquoi serait-il indispensable de déstructurer les classes entières pour le faire, notamment dans les groupes qui n’auront pas des effectifs réduits ? Et finalement, ces prescriptions ne devraient-elles pas être celles qui prévalent dans une pédagogie inclusive au sein d’une école de droit commun où chacun a sa place et dans laquelle prévaut l’accessibilité pédagogique ? Eh bien, ce n’est pas le choix du Premier ministre. Le sujet est clos, quoi qu’en pense la ministre qui veut y réfléchir.
Cachez cette stigmatisation que je ne saurais voir
Sentant le danger provoqué par la déstructuration des classes en groupes de niveau hiérarchisés, les rédacteurs de la note ont introduit cette prescription : « L’organisation retenue doit permettre de se prémunir de tout risque d’assignation des élèves ». Malheureusement, s’impose à l’esprit du lecteur qu’il y a ici ce que l’on appelle un vœu pieux. La rigidité de l’organisation avec la majorité du temps de français et de maths en groupes de niveau ne peut qu’aboutir à cette assignation. Pour le comprendre, on se référera aux célèbres travaux du sociologue Erving Goffman sur le processus de stigmatisation de l’individu en raison d’un « attribut [qui] constitue un écart par rapport aux attentes normatives des autres à propos de son identité ».
De la même manière, les auteurs ont tenu à préciser que l’affectation des élèves doit s’effectuer sans prendre en ligne de compte la situation de handicap. Cette référence s’inscrit dans le vœu pieu précédent : elle rend compte justement d’un risque quasi inévitable, et cela d’autant plus que la majeure partie des élèves en situation de handicap, notamment ceux qui bénéficient d’une Ulis ou d’une UEE, présentent des troubles des fonctions cognitives ou du neurodéveloppement qui perturbent leurs performances d’apprentissage. Il se retrouveront donc systématiquement dans le groupe des élèves les plus faibles ; de même que les élèves présentant des troubles spécifiques du langage et des apprentissages, les élèves allophones nouvellement arrivés, les élèves issus de familles itinérantes et de voyageurs, les élèves décrocheurs.
Dubitation ?
Au final, on est loin d’une réforme qui contribue ou même préserve l’aspiration à ce que notre école soit une école pleinement inclusive. En séparant les élèves selon leur niveau scolaire, en redynamisant la pratique du redoublement, en renforçant la difficulté d’acquisition du diplôme national du brevet devenu un examen de passage au lycée, en créant une filière de « classe préparatoire à la classe de seconde », on favorise toutes les dynamiques scolaires d’autrefois qui privilégiaient la compétition, les séparatismes pédagogiques, et la relégation progressive des perdants hors du champ scolaire. Et prétendre le contraire fait naître un constat, celui d’une aporie scélérate.
Dominique Momiron