FJ- L’efficacité de l’Ecole occupe une place centrale dans le « débat national » lancé par le gouvernement. Mais comment peut-on mesurer l’efficacité d’un système éducatif ?
DM- On peut distinguer l’efficacité externe d’un système éducatif de son efficacité interne. La première intéresse plutôt les économistes et les sociologues, mais aussi les citoyens. Il s’agît de répondre à des questions comme « Quand le niveau d’éducation d’un pays augmente, la cohésion sociale augmente-t-elle, la délinquance diminue-t-elle, la croissance économique est-elle plus vive, etc.? » ou encore comme » Que gagne – il y a bien sûr des gains de plusieurs sortes – un individu à une année supplémentaire d’éducation ? ». La réponse à ces questions dépend en grande partie de la pertinence sociale d’une part des compétences transmises et de l’autre, de la durée des scolarités, c’est-à-dire du degré d’ouverture du système. Mon sentiment à ce sujet est que le système français manifeste une assez grande capacité d’évolution, qu’il s’agisse des contenus enseignés ou de la durée des scolarités.
La seconde se conçoit comme un rapport entre la façon dont le système éducatif a transformé les connaissances, les compétences ou les attitudes des élèves et la quantité de service éducatif consommé par ces élèves. Il s’agît en bref de savoir si le système éducatif a atteint les objectifs immédiats que lui a fixé la Nation. Par exemple, on s’interrogera sur l’effet de dix ans de scolarité sur les compétences en mathématiques. Il ne s’agit pas seulement, donc, de mesurer les compétences ou les attitudes mais de se prononcer sur leur origine.
Or, les caractéristiques sociales de la population d’un pays peuvent faire qu’il est plus ou moins facile d’y faire apprendre les élèves. Pour cette raison, par exemple, le rapport PISA (l’évaluation des élèves de 15 ans menée dans 32 pays sous l’égide de l’OCDE en 2000) donne, à côté du score réel de chaque pays, celui qu’il aurait si la proportion d’élèves pauvres, étrangers, etc. y était la proportion internationale, de même que les indicateurs de performance des lycées du Ministère donnent les taux de réussite au bac réel et » attendu » compte tenu de sa population. Se posent aussi, pour décider de l’origine des compétences, des problèmes conceptuels plus difficiles à résoudre : si, par exemple, les jeunes japonais sont plus attentifs en classe que les jeunes américains, faut-il le mettre au crédit de leur éducation familiale, de leur » culture » ou du fonctionnement de leur système éducatif ?
FJ- Des collègues mettent en doute les études internationales et refusent même l’idée d’évaluation de l’efficacité. Est-ce raisonnable ?
DM- Je sais que beaucoup d’enseignants disent que les effets de l’éducation sont trop divers, incertains, dépendant des circonstances, etc. pour qu’on puisse prétendre les mesurer. Cependant, il me paraît incohérent d’accepter l’idée que l’on peut réduire les effets de l’éducation aux compétences disciplinaires transmises et que l’on sait mesurer ces compétences lorsqu’il s’agît de décider de l’orientation des élèves et de refuser cette même idée lorsqu’il s’agît d’évaluer, à travers les compétences de ses élèves, un système éducatif. Si, par exemple, les compétences mesurées en fin d’année sont récusées au motif qu’elles ne présagent pas d’éventuels effets indirects ou retardés de l’enseignement reçu, alors il est injuste d’évaluer chaque élève en ne tenant compte que des compétences manifestées à la fin de l’année.
Cependant, il faut distinguer deux types de questions. A la question » Sait-on mesurer les compétences des élèves d’un pays ? « , vraiment, on peut répondre : » oui, de mieux en mieux « , même s’il faut être conscient de ce qu’aucune mesure jamais ne sera parfaite et exhaustive. La réponse » oui » signifie en fait : » ces mesures, imparfaites, sont cependant assez bonnes pour que les décisions qu’on prendra en les connaissant soient meilleures que celles qu’on prendrait en les ignorant « . Les compétences en » compréhension de l’écrit » mesurées par PISA, par exemple, reposent sur un modèle théorique validé par tous les Etats et qui utilise les développements récents de la didactique ; elles prennent en compte plusieurs types d’écrits pour mesurer plusieurs types de compétences, réclament des élèves la construction écrite de réponses alors que les évaluations d’il y a dix ans reposaient essentiellement sur des QCM, etc. Je sais que les évaluations internationales sont suspectées par certains d’être biaisées culturellement (quand ce n’est pas d’être la pointe avancée d’un complot de l’impérialisme américain, ce qui, pour le coup, est ridicule). Ma réponse est que l’accusation de biais culturel est elle-même biaisée culturellement : par tradition culturelle, nous Français avons envie de ne pouvoir nous comparer à personne, de sorte que nous avons tendance à exagérer l’importance de ces biais, qui existent sans doute mais dont bien des indices indiquent qu’ils sont faibles : par exemple, le classement de la France en compréhension de l’écrit à PISA change seulement de deux places selon que l’on mesure la performance des pays avec l’ensemble des items (14eme sur 32) ou avec ceux que la France estime convenir le mieux pour évaluer ses élèves (12éme). En vérité, le meilleur rang de la France (11ème) est obtenu lorsqu’on classe les pays avec les items privilégiés par la Grèce et, horresco referens, par la Nouvelle Zélande, pays anglo-saxon et libéral s’il en est… Le second type recouvre des questions comme : « Sait-on ce que ces compétences doivent à l’efficacité propre du système éducatif ? » et « Pourquoi tel système éducatif est-il plus efficace qu’un autre ? » Les réponses ici sont moins sûres, mais pas impossibles à approcher.
FJ- Peut-on dire de l’école française qu’elle est particulièrement inefficace ?
DM- Sûrement pas, et pour deux raisons. D’abord, les compétences mesurées à 15 ans par PISA nous situent dans la moyenne des pays développés et non « dans le bas du tableau « . Ensuite, notre classement porte évidemment sur les compétences mesurées par ces épreuves, de sorte que la position seulement moyenne qui est la notre peut venir de ce que, de fait, le type d’enseignement distribué en France poursuit des objectifs légèrement différents. Je trouve pour ma part pertinents les contenus testés par PISA, et , si je puis dire, le Ministère aussi puisqu’il a validé ces épreuves. De ce fait, j’ai tendance à considérer par exemple comme une mauvaise nouvelle que les compétences à l’échelle » réfléchir sur les textes » soient particulièrement basses, mais on peut ne pas partager cet avis.
Ce qui me semble clair est que la condescendance à l’égard des systèmes anglo-saxons, sans parler des systèmes scandinaves ou asiatiques, n’est plus de mise, si elle l’a jamais été. Dire que notre système est » encore un des meilleurs du monde » est erroné. Pourtant, bien des observateurs étrangers qui comparent le niveau des cours en France et dans leur pays sont frappés d’un plus grand niveau d’exigence dans notre pays, et en déduisent que notre système est plus efficace. Une explication de cet écart est sans doute que le niveau du programme ou du cours professé n’est pas la même chose que le niveau d’exigence quant à la qualité du travail fourni et que le niveau des compétences maîtrisées par les élèves.
Pour moi, le principal message de PISA est que nous sommes un pays comme les autres, qui doit se mettre à réfléchir sur les orientations et l’efficacité de son enseignement, sans angoisse particulière puisque, encore une fois, nous ne sommes pas dans la situation de l’Allemagne par exemple. Je ne trouve pas que ce soit une si mauvaise nouvelle que cela. D’autant que PISA apporte de meilleures nouvelles en terme d’équité : L’écart de compétences entre les plus faibles et les plus forts, le niveau de nos élèves les plus faibles, par exemple, nous mettent autour du sixième rang des pays de l’Union Européenne.
FJ- On est frappé quand on lit l’enquête PIRLS du mauvais score de l’école française en lecture. A quoi l’attribuez-vous ?
DM- Il est exact qu’un des inconvénients de la polarisation des débats et des recherches sur le » collège unique « , sous l’influence de ses détracteurs, a été de détourner le regard de l’école primaire, où se situent plus sûrement les problèmes, PIRLS en témoigne. Il faut rappeler que, selon cette évaluation, les élèves du CM1 français ont des compétences en lecture inférieures non seulement à celles des petits suédois, néerlandais, anglais et canadiens, mais aussi des petits américains, allemands et italiens, pour ne considérer que les « grands » pays. Etant un des chercheurs qui ont succombé au tropisme du collège, je n’ai pas d’idées autres que personnelles sur les raisons de cette situation. Toutefois, j’observe que les performances des élèves américains au primaire sont très bonnes (3ème pays en maths au 4eme grade en 1995 (TIMSS) ; devant la France en lecture à PIRLS). Selon des conversations avec des collègues américains, si leurs performances au collège sont moyennes, c’est qu’ils abaissent le niveau de pression sur les élèves au moment du collège, quand, semble-t-il, nous l’y élevons. Je ne suis pas sûr que leur stratégie soit la plus mauvaise.
FJ- Dans votre chapitre de l’ouvrage « Collège unique en question' », vous montrez des différences importantes entre établissements. Le système peut-il être efficace pour tout le monde ?
DM- Oui, puisque les collèges efficaces, au sens de ce mot dans le texte que vous évoquez, n’ont pas de ressources ou de licences particulières. Si certains sont plus efficaces que d’autres, dans notre système très centralisé, c’est que l’exposition à l’apprentissage, le climat, les relations entre élèves et enseignants y sont plus favorables. Mais je rappelle aussi que les études que je cite dans ce texte montrent que les écarts d’efficacité entre deux collèges sont relativement faibles, surtout si l’on s’intéresse à une moyenne de leur efficacité sur plusieurs années de suite, sauf pour une minorité de collèges très efficaces ou très inefficaces. Je rappelle aussi que ces études montrent que les écarts d’efficacité se creusent sur les élèves faibles : les collèges efficaces le sont parce qu’ils réussissent mieux avec les faibles.
FJ- 4- N’y a t-il pas une part d’inégalité incompressible ?
DM- Sûrement, mais il faut être conscient que l’école hérite d’inégalités d’aptitudes qu’elle transforme en inégalités de compétences dont on peut dire, bien que ce soit difficile à comparer, qu’elles sont bien plus grandes que les premières. Ces inégalités, entre les élèves les plus faibles et les plus forts, entre les compétences de ceux qui sortent le plus tôt et le plus tard du système, nous ne sommes pas habitués à les considérer comme un problème. Or, elles ne sont justifiées que si elles servent au bien commun, selon une optique utilitariste, ou au bien des plus défavorisés, selon une optique rawlsienne. Un travail récent pour comparer l’équité des systèmes éducatifs européens , auquel j’ai participé, tend à montrer que les inégalités éducatives sont davantage au services des défavorisés en Suède , par exemple, qu’en France.
FJ- Avant même que le diagnostic sur l’école soit établi, on voyait poindre des politiques. Par exemple, le thème de l’autorité est apparu en premier. Peut-on dire que le rétablissement de l’autorité améliore l’efficacité de l’école ?
DM- Les recherches montrent que les professeurs efficaces sont ceux dans les cours desquels les élèves sont concentrés sur la tâche et peu de temps est perdu à rétablir des conditions propices au travail, sont exigeants et que leurs cours sont structurés. Mais ces professeurs sont également justes, attachés à la réussite de tous leurs élèves, ils traitent leurs élèves avec considération, comme des personnes, ils acceptent de répondre à leurs questions et les aident à faire de leur mieux- tout ceci d’après l’étude d’Aletta Grisay qui a suivi 8000 élèves dans 100 collèges pendant 4 ans (Grisay, A., 1997, Evolution des acquis cognitifs et socio-affectifs au cours des années de collège, MEN-DEP, Dossiers Education et Formations, n° 88). Si l’on compare le système éducatif français avec ceux des pays scandinaves et anglo-saxons (1) qui font mieux que la France dans PISA, on voit que les élèves français disent moins souvent de leurs professeurs qu’ils leurs demandent de travailler beaucoup, qu’ils sont mécontents si eux- les élèves- remettent un travail mal fait, qu’ils ont – les élèves- beaucoup à étudier, mais aussi moins souvent que leurs professeur s’intéressent à leurs progrès, leurs donnent l’occasion d’exprimer leur opinion, les aident moins dans leur apprentissage et leur travail, expliquent jusqu’à ce qu’ils aient compris, se soucient de leur bien-être, s’entendent bien avec eux, sont à l’écoute de ce qu’ils ont à dire,etc. (Meuret, D., 2003, Pourquoi les jeunes français ont-ils à 15 ans des compétences inférieures à celles des jeunes d’autres pays ? revue française de Pédagogie, n°142). » Moins souvent » signifie aussi que bien des enseignants français ont ces attitudes ou ces pratiques qui semblent désirables. Il serait erroné d’opposer » les enseignants français » aux » enseignants anglais » par exemple. Mon impression est que ce profil d’enseignant efficace n’est pas assez valorisé en France, et je trouverais bien que les résultats de PISA les aide à avoir davantage d’assurance et de visibilité.
Alors, je ne sais pas ce qu’il en est du rétablissement (sic) de l’autorité, mais le discours sur le rétablissement de l’autorité, qui est la seule réalité tangible à laquelle nous sommes confrontés, ce discours, donc, tout indique qu’il signifie en réalité ceci : l’école doit apprendre le respect des adultes et de l’autorité au moins autant que transmettre des compétences, les élèves sont incapables de discerner ce qui est bon pour eux (tout indique en réalité le contraire : dans (Grisay, 1997), les déclarations des élèves permettent bien mieux que celles des professeurs ou des chefs d’établissement de prédire l’efficacité de l’établissement) et doivent donc une obéissance aveugle aux adultes, ils ne seront jamais que des sauvages que seule la science de leurs maîtres peut sauver de la barbarie (Meuret, 1998, Intérêt, Justice, Laïcité, in Le Télémaque, n°14, voir aussi sur le site de l’IREDU). Ce discours, s’il a un effet, se traduira par une efficacité moindre.
FJ- Les solutions proposées, comme le redoublement en CP, les modifications des conseils de discipline, l’uniforme, vous semblent-elles apporter une solution aux maux du système éducatif français ?
DM- Pour l’uniforme et les conseils de discipline, je ne crois pas, pour les raisons générales exposées à la question précédente. Pour le redoublement au CP, nous savons très bien que ce n’est pas le cas par un nombre considérable d’études (pour une revue de la littérature, Meuret, D., 2002, Le redoublement, sur le site de l’IREDU ou Crahay, 1996, Peut-on lutter contre l’échec scolaire ?, de Boeck)
Denis Meuret
Université de Bourgogne
Entretien : François Jarraud
(1) Ce qui suit n’est pas vrai pour les élèves coréens et japonais, qui pourtant font également mieux que les français.
Ouvrages de Denis Meuret sur Internet :
Article sur la laïcité (IREDU)
http://www.u-bourgogne.fr/IREDU/1998/98094.pdf
Le redoublement
http://www.snuipp.fr/article1306.html
La justice du système éducatif
http://www.unige.ch/fapse/SSE/groups/life/livres/alpha/M/Meuret_1999_A.html