Qu’en est-il de la fraternité, inscrite dans la devise nationale, quand les inégalités sociales et ethniques persistent à l’école à travers les efforts de démocratisation ? Reprenant le terme très discuté « d’apartheid scolaire », emprunté au sociologue Georges Felouzis(1), François Jarraud propose aux invités de la Journée de la fraternité à l’école, Choukri Ben Ayed, sociologue, professeur à l’Université de Limoges, Son-Thierry Ly, Docteur en économie de PSE -École d’économie de Paris de l’ENS, Agnés Van Zanten, directrice de recherches au CNRS, membre du comité scientifique d’étude de la nouvelle carte scolaire et Jacques Bonisseau, chef de service des action éducatives Île De France, de discuter des ressorts et blocages de l’action face à la ségrégation solaire. En résulte le constat d’un maillage inextricable de causes hétérogènes qui met au défi l’action publique.
Un constat : l’école participe de la ségrégation
Les résultats de PISA le montrent, rappelle François Jarraud, le 21 mars en ouvrant la Journée de la fraternité à l’école, organisée par Le Café pédagogique. Les inégalités scolaires entre riches et pauvres, entre autochtones et élèves issus de l’immigration à milieu social égal, sont une réalité. Si on les a longtemps attribuées à l’écart culturel entre les et l’école, force est d’admettre qu’il existe aussi des effets imputables au système scolaire. Cette réalité qu’on n’a pas envie d’entendre, il faut se donner les instruments, en particulier ceux de la recherche, pour la modifier. Le ministère a parfois freiné les enquêtes sur ce sujet, admet Agnès Van Zanten : dans les années 90, les travaux sur la polarisation ethnique et sociale dans les établissements n’étaient diffusées que dans quelques revues scientifiques. On dispose désormais, précise Son-Thierry Ly, de bases de données chiffrées du ministère de l’éducation pour quantifier ces phénomènes.
Une expérience diffuse de la ségrégation scolaire
Tout le monde a une expérience diffuse de la ségrégation scolaire, affirme Son-Thierry Ly, mais il est difficile de la mettre en chiffre. Dans ses recherches, le jeune économiste étudie les risques de ségrégation scolaire selon plusieurs indicateurs. La ségrégation se fait d’abord à 50% par la répartition entre établissements, selon des critères géographiques qui reflètent une ségrégation sociale externe à l’école. Mais la répartition entre établissements scolaires dans une même commune, et la ségrégation au sein de l’établissement par la constitution des classes, achèvent la ségrégation. Peu d’établissements, note-t-il, font une très grosse ségrégation. Mais un peu de ségrégation dans les établissements les moins ségrégatifs, où on ne s’en méfie pas, produit mécaniquement de forts effets induits. Dans la constitution des classes, qui sont de petites unités, la loi des grands nombres n’opère pas d’uniformisation. C’est un facteur à prendre en compte de manière volontaire dans la composition des classes. Il l’est parfois en sens inverse : les choix d’option produisent ainsi des effets d’une amplitude énorme.
Les blocages de la sectorisation
Pour la sectorisation, intervient Jacques Bonnisseau, les instances locales travaillent sur les systèmes d’affectation de la 3e vers la seconde. En changeant les critères, on peut produire des effets positifs. Mais en ce qui concerne l’organisation interne aux établissements et la constitution des classes, même la répartition au hasard engendre de la ségrégation – ce qu’on n’a pas envie de voir et de savoir, d’ailleurs. Pour les Régions, la possibilité future d’intervenir sur la carte des formations scolaires et la sectorisation des lycées est une avancée positive. Les régions doivent faire face à l’augmentation du public scolaire en lycée général : les effets d’orientation post-collège et de la montée démographique exigent de nouveaux établissements. Il faut trouver de la place et s’accorder avec les rectorats. C’est l’occasion de diminuer les effets de ségrégation : en implantant des classes générales dans des lycées professionnels, en déterminant des capacités maximales d’accueil à ne pas dépasser et en attribuant des » dotations fléchées » sur l’action culturelle selon le seul critère de la CSP des familles. La loi sur les compétences des collectivités en matière de formation générale pourrait avoir une incidence pour engager la discussion avec les rectorats, qui font un travail important pour discuter avec les communautés scolaires.
Que faut-il entendre par la « fraternité » ?
Jacques Bonnisseau conclut sur un point de réserve : que faut-il entendre par « fraternité » ? Quand les réseaux de solidarité de proximité tendent à prendre le pas sur les dispositifs publics, les phénomènes de ségrégation se nourrissent aussi des mécanismes de préférences communautaires. Quelle fraternité préconise-t-on au juste ? Il ne faut pas croire, répond Choukri Ben Ayed, que la fraternité serait une question à traiter « à part », comme dans un « concours Lépine du brassage social ». La ségrégation, rappelle-t-il, est liée à l’histoire du système éducatif et relève d’un fonctionnement social global, fondé sur une compétition entre les établissements et entre les familles. Or plus on hiérarchise, plus on fragmente la société. Les classes moyennes en pâtissent, alors comment les classes populaires immigrées pourraient-elles s’en sortir ? La mixité sociale devient la bonne conscience de la compétition scolaire : l’instauration du libre choix de l’école par les élèves, justifiée par la mixité, aggrave les effets de ségrégation en réactivant les principes de la méritocratie, au lieu de mettre en œuvre des concepts comme la fraternité.
Quels effets du credo sur la mixité sociale ?
La mixité sociale n’est pas consensuelle, poursuit-il. Se référant au sociologue A. Sayad2(2), il rappelle le rapport particulier de l’école républicaine aux enfants immigrés : dans les années 70, elle partage l’idéologie du provisoire et du retour, comme la société en général, qui voit dans l’immigration un accident de l’histoire. Il faut aider les enfants à retrouver leur place dans leur pays d’origine. Ce qui soulève une question politique : quel rapport à l’altérité l’école entretient-elle ? On parle d’élèves autochtones et allochtones. Quel est le sens de ces catégories post-coloniales pour des élèves de 3e génération ? Il faut bien nommer les phénomènes de ségrégation, pour les étudier : le non consensuel, ce qu’on ne dit pas, c’est le refus de l’autre. L’école n’a pas fait de l’immigration une chance, un apport. Ne peut-on enrichir l’autochtone de l’allochtone ? Ce n’est pas pensé dans le système scolaire.
Ambiguïtés de la mixité
Le terme de mixité est ambigu, souligne Agnès Van Zanten. Mixité sociale, ethnique, sexuelle ou scolaire : ces questions parfois se superposent, mais pas forcément. L’institution se préoccupe du niveau solaire, les interlocuteurs externes ont d’autres critères. La question de la mixité sociale à l’école ne peut pas être déconnectée des fins : que veut-on en faire ? Elle doit s’inscrire dans un projet pédagogique et social. Il faut s’interroger sur le bon niveau d’hétérogénéité pour favoriser la réussite : rassembler des extrêmes dans une classe, ce n’est pas productif. Mais avec quelle pédagogie, selon quelle évaluation ? Les enseignants restent convaincus qu’il est impossible d’enseigner dans des classes hétérogènes. Mélanger les gens selon la plus grande diversité ne suffit pas : aux États-Unis, on a montré que le mélange d’élèves d’origines ethniques différentes, sans accompagnement, aboutit à accroître les effets du racisme. Il faudrait un vrai projet de société qui ne soit pas que de mots. La responsabilité nationale se reporte sur les acteurs locaux : les cartes locales vont beaucoup reposer sur leurs choix, ce qui suppose une gestion politique et technique complexe.
Face aux interventions des chercheurs, on saisit combien les effets induits de la ségrégation s’enchevêtrent à des niveaux différents, de sorte qu’une lecture planifiée ne permet pas de rendre compte de leur complexité. Le simple mélange entre catégories favorisées et défavorisées, qui semble une évidence, ne marche pas. Les classes de niveau semblent fonctionner au primaire, mais leurs effets s’étiolent et s’inversent dans le secondaire, quand les élèves prennent conscience de leur relégation scolaire. La tentation de l’entre-soi joue à plein, dans la population scolaire, pour des regroupements vers le haut comme vers le bas. Division, hiérarchisation, éloignement et rejet de l’altérité, on perçoit l’importance (un peu oubliée) du principe de fraternité, entendu non comme sentiment privé mais comme règle démocratique.
Jeanne-Claire Fumet
Notes :
(1) G. Felouzis, L’apartheid scolaire : Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges – Le Seuil 2005.
(2) Abdelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration. Posthume, Le Seuil, 2014.
Les pratiques pédagogiques peuvent-elle lutter contre les pesanteurs sociales et instaurer le vivre ensemble ? La Journée de la fraternité à l’Ecole, organisée par le Café pédagogique, réunit la fine fleur des mouvements pédagogiques pour indiquer des pratiques pédagogiques qui encouragent la collaboration et permettent de dépasser les rôles sociaux. Animée par Gilbert Longhi, la table ronde réunit Agnès Baranger, enseignante du mouvement Icem Freinet, Pascal Diard, profeseur d’histoire-géographie du GFEN, Philippe Goémé, enseignant des micro-lycées, formateur Espe et membre de l’Observatoire international de l’éducation et de la prévention, Sabine Gessain, enseignante Freinet. Ils sont épaulés et interpellés par de nombreux intervenants dans la salle représentant de nombreux courants pédagogiques. Du travail sur soi au travail sur la loi de la classe, se dégage une certitude : il faut dépasser les a priori et donner sa place à l’altérité. Tout un travail.
Se découvrir soi pour accepter les autres
Enseignante dans une école populaire de Paris, Agnès Baranger pratique le « message clair » et le « théâtre forum ». Avec le message clair, les enfants apprennent à reconnaitre leurs sentiments et à les dire. C’est la première étape d’une communication bienveillante qui apaise les tensions et libère des stéréotypes. Le théâtre forum, une technique venue du Brésil, permet au groupe de rejouer des situations de conflit et d’imaginer des solutions ensemble. C’est ce travail sur soi, au final, qui est la base du vivre ensemble et permet le collectif.
Philippe Goémé donne une autre approche, celle du travail sur les décrocheurs. Dans els micro-lycées on aide les jeunes à s’insérer dans un groupe de pairs et aussi à changer la représentation qu’ils ont d’eux -mêmes. Le conseil de progrès, toutes les 6 semaines, où le jeune présente un travail devant des enseignants qui se taisent, parfois devant les parents, est un moment fort de ce travail de reconstruction.
Construire la loi avec les élèves et les familles
La loi peut-elle construire le vivre ensemble ? Sabine Gessain le croit en ce qui concerne la loi de la classe. C’est un des apports les plus théorisés du mouvement Freinet avec le conseil de la classe où chaque semaine les enfants peuvent proposer, désirer, féliciter ou signaler un problème. Les enfants apprennent à construire la loi c’est à dire qu’ils vivent au quotidien les compromis de la démocratie. Sabine Gessain donne en exemple le plan de classe, sans cesse remis sur le métier dans une recherche interminable du bonheur collectif. A ce travail avec els élèves elle ajoute un autre avec les familles en lien avec ATD Quart Monde. Les rencontres avec les parents permettent de casser les a priori et au final ça facilite le travail scolaire.
Mais la loi des hommes peut-elle imposer la fraternité ? Bernard Defrance invite à s(appuyer sur le Convention internationale des droits de l’enfant, signée par la France. Ce texte fonde l’existence de règles nouvelles dans les établissements scolaires. Ils ont l’obligation d’associer les enfants à la construction des règles scolaires tout comme à son orientation. La Convention donne la parole aux sans voix. Philippe Goémé est plus sceptique sur la place de la loi dans l’école. Pour lui, on ne change pas l’école avec des textes. Les rituels scolaires restent largement à l’abri des lois.
Prendre en main son destin avec la pédagogie de projet ?
Pascal Diard, Gfen, milite pour un enseignement libérateur, qui permette aux élèves de prendre conscience des barrières sociales pour les renverser. « IL faut d’abord changer le regard sur els élèves, croire qu’ils sont capables de changer », et aussi croire qu’ils peuvent transformer leur condition social. Pour cela le savoir est une arme qui s’utilise dans la pédagogie de projet. Il donne des exemples de projets qui ont amené les élèves par exemple à travailler avec des géographes sur leur ville dans une optique de transformation. « Il faut apprendre à faire société dans la classe en les amenant à envisager une transformation de leur condition sociologique ». La pédagogie de projet est saluée dans la salle par plusieurs mouvements, comme l’Agas, qui se plaignent de leur faible place dans la formation des enseignants.
Mais comment éviter la construction du sentiment d’altérité ? C Ben Ayed rappelle qu’il se construit au sein même de la famille. Il s’insinue entre les parents et les enfants immigrés qui déjà ne sont plus comme leurs parents. La découverte de son altérité est aussi une expérience humaine libératrice.
François Jarraud
Sur le site du Café
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