Par Serge Pouts-Lajus
L’idée selon laquelle l’objectif de maitrise de la langue française doit être placé au centre des programmes et des ambitions scolaires ne prête guère à discussion. On peut diverger sur la méthode, sur la place qu’il convient de réserver aux autres apprentissages, scientifiques, techniques, artistiques ou sportifs. Mais on ne voit pas au nom de quelle raison supérieure, la priorité de la langue, écrite et orale, pourrait être remise en cause. S’il s’avère que cet objectif est aujourd’hui insuffisamment atteint, constat sur lequel il semble également qu’un consensus se dégage, la question se pose alors de ce qu’il conviendra de faire pour que les choses s’améliorent. La solution pédagogique qui semble retenir la faveur des dirigeants actuels repose sur l’enseignement explicite, le renforcement de la dictée, des leçons de grammaire et des « exercices d’admiration littéraire ». Ensuite, seulement ensuite et seulement pour les élèves en difficulté, des travaux en petits groupes sont prévus où l’on peut imaginer que des pédagogies plus actives seront pratiquées.
Avant de s’en remettre aux spécialistes de la didactique du français, le simple bon sens suffit peut-être à accepter l’idée que pour maîtriser la langue écrite, il soit nécessaire d’écrire : comme on apprend à forger en forgeant, à skier en skiant, à parler en parlant, on apprend à écrire en écrivant. Or, depuis quelques années, les pratiques d’écriture ont été considérablement modifiées par l’informatique. Les usages de l’ordinateur par les particuliers sont dominés de façon écrasante par les pratiques d’écriture. Il serait à peine exagéré de dire que l’ordinateur est principalement une machine avec laquelle on produit du texte. Qu’est-il advenu pendant ce temps dans le domaine de l’apprentissage de l’écriture ?
L’école reconnaît l’intérêt du traitement de texte : il est pratiqué dès l’école primaire, il figure au programme du B2I et fait l’objet d’un apprentissage systématique en technologie au collège et dans les sections d’enseignement professionnel au lycée. Mais dans la partie centrale de l’éducation, à l’école et au collège notamment, où la langue écrite s’enseigne et s’apprend, le traitement de texte et tous ses dérivés, le courrier électronique et les éditeurs de documents multimédias tels que, par exemple, les éditeurs de blogs, ne sont que très marginalement exploités à des fins pédagogiques. Ils sont considérés comme des outils secondaires, facultatifs, ignorés par une très grande proportion des professeurs de lettres.
En agissant de cette façon, l’école et, plus précisément, les enseignants dont la mission est d’enseigner la langue écrite, commettent une erreur qui est à la fois une erreur de jugement et une erreur pédagogique. Ils se trompent en effet s’ils ne retiennent de l’ordinateur que son aspect utilitaire et le perçoivent comme un simple outil de mise en forme. Les outils numériques de production et de diffusion de l’écrit transforment les conditions de la pratique de la langue. L’informatique en réseau a d’ores et déjà considérablement étendu les possibilités offertes aux individus de s’exprimer publiquement par l’écrit. L’impact de ces transformations est très important et visible partout. Sauf à l’école… Si bien que les jeunes sont aujourd’hui les seuls à ne pas pouvoir profiter de ces avantages, du moins dans le cadre de leur scolarité, ni pour écrire, ni pour apprendre à le faire. Bien sûr, ils se rattrapent en dehors de l’école, mais c’est alors de façon erratique et sous l’influence d’organisations qui sont indifférentes à leurs besoins d’apprentissage.
Si les élèves étaient systématiquement invités à écrire à l’aide des outils numériques dans le cadre scolaire, ils écriraient davantage qu’ils ne le font aujourd’hui et ces pratiques, pédagogiquement encadrées, contribueraient à élever leur niveau de maîtrise de la langue. Pour s’en convaincre, il suffirait d’analyser les résultats des expériences pédagogiques qui vont dans ce sens, en France, mais aussi et surtout au Québec où elles sont plus nombreuses. Pourquoi donc l’école néglige-t-elle le meilleur moyen dont elle dispose aujourd’hui pour atteindre l’objectif prioritaire qu’elle s’est elle-même fixée ? Les réponses qui viennent à l’esprit renvoient aux limites et aux goûts personnels des personnes qui fixent les orientations et prennent les décisions. Espérons qu’elles ne soient pas les seules.