Dans un contexte de désengagement de l’Etat, comment garantir le service public d’éducation ? Préserver l’idéal d’accès à l’excellence universitaire pour les étudiants qui n’appartiennent pas à l’élite ? Quelles formes d’exercice de la démocratie, favorisant prises de parole et participation aux décisions de tous les membres de la communauté ? Voilà quelques-unes des questions posées par Frederick Wiseman dans « At Berkeley », fantastique plongée dans le quotidien de la prestigieuse université américaine.
Il renoue avec sa démarche originelle : l’exploration commencée en 1967 des grandes institutions nord-américaines, de la police à la justice en passant par l’école ou l’hôpital ; un parti-pris qui lui permet d’aborder aussi les questions de société, d’un ghetto noir de Chicago à la petite salle de boxe de quartier au Texas jusqu’à un centre d’accueil pour femmes battues en Floride. Le grand documentariste nous livre ici le résultat passionnant de son immersion complète pendant un semestre sur le campus de Berkeley : au-delà des images convenues, il dessine le portrait d’une communauté vivante, tiraillée entre les contraintes budgétaires et les exigences de l’idéal fondateur, bataillant ferme pour sauver les grands principes. Une leçon de démocratie et de cinéma qui interroge en chacun de nous éthique de responsabilité et exercice de la liberté, bien au-delà du devenir d’une université si réputée soit-elle.
Idéal d’équité et dure réalité financière
Non loin de la baie de San Francisco, les imposants bâtiments de Berkeley (35 000 étudiants, 1 600 enseignants, 130 départements, plus de 80 champs de recherche interdisciplinaires), ses parcs géants, ses pelouses ensoleillées et ses allées ombragées crèvent l’écran dès les premiers plans. Luxe, calme et beauté bientôt troublés par les interrogations qui fusent autour d’une réunion sérieuse et animée du conseil d’administration. « Comment garantir notre caractère public ? », demande notamment une responsable s’adressant à l’assemblée, confrontée à la réduction drastique des subventions de l’Etat de Californie (308 millions de dollars contre 497 en 2001, soit une baisse de 40% sur une dizaine d’années) dans un grave contexte de crise touchant l’ensemble du pays. Au fil des nombreuses réunions et échanges entre les représentants de l’administration, du corps enseignant et de la Ville, sont mis au jour les vrais enjeux : si la situation financière de l’université permet toujours aux étudiants les plus démunis, -issus de la diversité, latinos et noirs surtout-, de bénéficier de bourses, l‘augmentation des droits d’inscription risque de pénaliser les étudiants, majoritairement « blancs », des couches moyennes, dont les parents ont vu leurs revenus chuter considérablement. Comment faire vivre le « mythe fondateur » de Berkeley en faveur de la mobilité sociale et du droit à l’excellence pour ceux qui ne font pas partie de l’élite ? Comment attirer des enseignants de talent, les garder tout en faisant des économies de fonctionnement ?
Jardins d’Eden et nouvelle pauvreté
Des questionnements existentiels que l’on pourrait croire réservés aux universitaires tant les étudiants de Berkeley jouissent d’un cadre idyllique et de conditions de travail exceptionnelles. Farniente à plat ventre sur l’herbe et bals en plein air, spectacles organisés dans les salles dédiées et rassemblements festifs alternent avec des cours intensifs d’histoire, de philosophie, de physique ou de biologie cellulaire ou de littérature…L’installation du documentaire dans la durée permet en même temps de voir et d’entendre les témoignages discordants d’étudiants qui interrogent l’évolution de la notion de « pauvreté » aux Etats-Unis aujourd’hui : ainsi une étudiante « métis » souligne que les couches moyennes s’intéressent aujourd’hui à la pauvreté parce qu’elles sont directement concernées ; les « blancs » maintenant touchés considèrent que la « réussite » leur est due du fait de leurs origines tandis que les enfants de migrants la vivent comme un espoir. D’autres insistent sur l’existence de réflexes à connotation raciste ou séparatiste au sein des groupes de travail entre étudiants. Certains s’ouvrent aux enseignants de leur difficulté à échanger avec eux…Des paroles qui entrent en résonance avec la réflexion qui se prolonge parmi les membres de l’administration, toujours à la recherche d’une « politique publique » qui se distingue de la charité.
Mobilisation de tous, manifestation étudiante
Alors que nous voyons les étudiants prendre conscience des menaces pesant sur leur scolarité, exprimer leur crainte face à une éventuelle augmentation des frais d’inscription et préparer l’appel à une manifestation, la communauté éducative se mobilise également et les réunions se multiplient avec les représentants de la Ville, les responsables des forces de l’ordre. Il s’agit, comme le formule l’un d’entre eux, d’apporter les meilleures réponses pour « canaliser la passion, agir avec discernement » et, nous le comprenons, éteindre la flamme du mouvement. Le déroulement de la manifestation elle-même, de son éclosion à l’occupation de la bibliothèque en passant par le défilé avec slogans et pancartes exigeant la gratuité de l’éducation, est saisi dans son foisonnement collectif, sa parole vivante, ses illusions et son éphémère absolutisme.
Il n’empêche ! L’habileté de la direction nous saute aux yeux : prise en compte immédiate des revendications, rédaction du texte signé par le chancelier avec distribution auprès des occupants de la bibliothèque et diffusion par internet, utilisation de twitter et des réseaux sociaux, refus du recours à la force favorisant une dispersion rapide des manifestants…On comprend le soulagement des adultes face à ce dénouement apparemment sans histoire : ces derniers ont aussi en mémoire le passé contestataire d’une université, théâtre des protestations contre la guerre du Vietnam et lieu de naissance du mouvement hippie. Mais l’issue heureuse du conflit peut être également perçue comme l’acmé d’un « moment démocratique » que se sont approprié tous les membres de l’université, étudiants compris. La circulation de la parole, d’un groupe à l’autre, donne en effet à voir le mouvement de la pensée et construit, à travers les multiples facettes des événements, la vitalité d’une intelligence collective.
Parier sur le temps long, donner à voir la complexité
Un tournage sur de nombreuses semaines avec une équipe légère et le recours aux plans séquences permettent à Frederick Wiseman de privilégier l’observation attentive des êtres et des choses qu’il prend le temps de regarder et d’écouter. Pas d’interviews, ni de commentaires, surtout pas de musique d’accompagnement, mais un travail considérable au montage pour trouver l’agencement et le rythme des séquences par interactions et correspondances, en adéquation avec le portrait d’une communauté humaine dans sa complexité. Et « At Berkeley » devient sous nos yeux le lieu de l’apprentissage et de l’exercice de la démocratie, mais aussi la mise à l’épreuve des règles de vie collective, voire le théâtre de rapports de forces sociaux qui dépassent largement le cadre universitaire.
Le documentariste explique ainsi les fondements de sa méthode : «La structure pour moi, c’est la théorie des événements filmés. Si j’avais une idée préconçue avant le film que le tournage contredise, j’abandonnerais mon idée. Ce qui est important pour moi, c’est que le film reflète ce que j’ai appris sur place. Si je gardais mes idées préconçues, je ferai des films de propagande ». Nous en sommes loin. A 84 ans, Wiseman nous offre encore la radiographie saisissante d’une communauté humaine et matière à penser.
Samra Bonvoisin
« At Berkeley, film de Frederick Wiseman, sortie en salles le 29 février