Pourquoi le choix de donner à lire une œuvre contemporaine comme le roman de Michel Jean Kukun ?
Ce projet est l’histoire d’une rencontre. L’œuvre de Michel Jean, Kukum, qui a reçu le prix France Québec 2020 est le récit d’une rencontre amoureuse entre Almanda et Thomas, rencontre et union de deux cultures (innue et européenne) au sein d’un territoire partagé (le Québec). Cette rencontre, c’est aussi celle d’un écrivain et journaliste québécois, d’une maison d’édition (Dépaysage) et de moi-même, professeure de Lettres. On ne saluera jamais assez les réseaux sociaux qui ont permis ces échanges !
J’avais décidé d’enseigner La Princesse de Clèves inscrite au programme de l’E.A.F. Lorsque j’ai vu le parcours associé proposé : « Individu, morale et société », j’ai vu l’opportunité de faire entrer Kukum dans ce travail et de prolonger la rencontre en rencontre scolaire. Quoi que je pense du programme de Français et des épreuves du baccalauréat, j’ai toujours à cœur de « jouer le jeu », de préparer au bac en suivant le format des exercices. Dans le cadre de l’entretien oral, il est très facile de pervertir l’exercice en donnant aux élèves du « prêt à réciter ». Je ne veux pas le faire, c’est pourquoi j’ai choisi de mettre au centre de nos discussions les paroles des élèves, leurs ressentis, base d’une analyse qui se fera plus technique ensuite (notamment par l’explicitation en cours du lien avec le parcours).
Littérature contemporaine, littérature en français d’un romancier étranger, littérature vivante : voilà qui permet de compléter le programme limitatif des œuvres, de donner une autre dimension au cours de Français, de se dépayser.
Ce roman a depuis lors été multi primé : quelles voies d’appropriation avez-vous empruntées lors des différentes années où vous l’avez donné à lire ?
Les différents projets menés au fil des ans autour du roman ont enthousiasmé les élèves et ont permis une meilleure compréhension de l’œuvre et de ses enjeux culturels, permettant aussi de questionner des valeurs.
En français 1ère, les élèves ont par exemple réalisé un livre augmenté. J’ai choisi de leur demander une lecture sensible du texte de Michel Jean : une lecture expressive d’un extrait (enregistrée à la maison), une illustration graphique ou une justification verbale de leur choix. L’enthousiasme des élèves s’est lu dans leurs productions. Cette approche a permis à chacun de trouver sa place (et d’inclure totalement les élèves de l’ULIS) et a favorisé la discussion sur l’œuvre.
En HLP encore, toujours dans le cadre de la réflexion sur « les représentations du monde », a été composé un Abécédaire autour du roman de Michel Jean. Chaque élève tire au sort une lettre puis choisit un mot commençant par cette lettre et associé à l’œuvre, écrit enfin un texte pour éclairer son choix et livrer sa perception. Le livre numérique créé avec Book Creator propose ainsi un parcours subjectif et collectif dans le roman, à travers personnages, thèmes ou lieux, de « A comme Almanda et Anne-Marie » à « V comme Voie ferrée ».
Votre créativité pédagogique se poursuit cette année, en particulier par la fabrication d’un jeu de « cartes à lire » en classe de Seconde cette fois : pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?
Cette écriture d’appropriation originale invite l’élève à fabriquer un jeu de 6 cartes à partir d’une œuvre lue en autonomie.
A la veille des vacances de Noël, au CDI, la classe est réunie après deux séances en groupe. Lors de la séance de groupe, les élèves choisissent un livre à partir d’une large sélection faite par l’enseignante de français et le professeur documentaliste. Dans le cadre de ce projet, les œuvres ont été choisies en rapport avec la « littérature d’idées », objet d’étude travaillé en classe au moment du projet. Chaque élève confectionne un ou plusieurs paquets en vue d’un « secret santa », cette tradition de Noël qui existe surtout dans les pays anglo-saxons, lors de laquelle les membres d’un groupe ou d’une communauté s’offrent au hasard des cadeaux. L’élève dispose des mots clés sur l’emballage en guise d’indices. L’objectif est ici de savoir utiliser le paratexte et la fiche esidoc afin de pouvoir confectionner des indices (de genre, de thèmes, etc.).
Le travail demandé est une lecture autonome pendant les vacances. Les œuvres ont été choisies de manière à pouvoir satisfaire à tous les niveaux de lecture – romans, récits brefs, bandes-dessinées, mangas, romans graphiques – et à divers centres d’intérêt – histoire, sports, lutte contre les discriminations, égalité des droits, voyages, aventures, écriture de soi … Il est demandé la construction d’un jeu de 6 cartes dont on définit ainsi le contenu : 2 cartes personnages + 1 carte lieu de l’action +1 carte objet important du récit + 1 carte émotions ressenties à la lecture +1 carte avis argumenté
Quels sont les intérêts pédagogiques de la carte ?
La carte permet de donner un cadrage de forme et de fond (contenu attendu en termes de développement). En effet, la carte de type Pokémon impose sa forme et son espace d’écriture. Elle est rassurante et ludique car bien connue des élèves.
Le jeu de 6 cartes oblige à des choix, en particulier pour les personnages ou l’objet (qui a été la carte la plus difficile à réaliser bien souvent). Il requiert des qualités de synthèse de la part de l’élève et lui offre la possibilité de livrer une double lecture : une lecture subjective dans la carte « émotions » et une lecture plus technique et argumentée dans la carte « avis ». Deux sites gratuits, en ligne, sans aucun abonnement, permettent de générer des cartes de type « pokémon ».
L’illustration est une autre manière de proposer sa lecture de l’œuvre. Dans le cas des ouvrages graphiques (B.D, romans graphiques, mangas), elle s’est imposée naturellement. Ainsi, en est-il par exemple du travail très abouti de Jeanne qui a emprunté les dessins à l’œuvre-même, opérant des recadrages pensés. En ce qui concerne les récits, le problème de l’illustration s’est posé : si certains élèves ont contourné le problème en proposant des symboles (émojis pour la carte EMOTION, couleur pour la carte AVIS, par exemple), d’autres ont dessiné leurs propres illustrations. C’est le cas, par exemple, dans le travail de Léonie qui propose sa propre image des personnages du roman de Noëlle Michel, Demain les ombres.
Les jeux de cartes ont été faits avec sérieux. Peu d’élèves ont évité la difficulté en allant chercher des résumés déjà faits sur internet. Lorsqu’ils l’ont fait, ils ont été confondus par les cartes AVIS et EMOTIONS. Certains élèves n’ont pas rempli le cadre d’écriture ou fort peu : le vide de leur carte leur a montré l’insuffisance du contenu et proposition leur a été faite de reprendre leurs cartes pour les compléter. Il faut penser à la restitution. Malgré les consignes que j’avais données, probablement un peu trop vite, beaucoup d’élèves n’ont pas réuni leurs cartes dans un seul document et ont déposé les cartes les unes après les autres sur le cloud, sans mettre leur nom. Bilan pour l’enseignante : un gigantesque jeu de memory pour appareiller les cartes …
Les cartes, une fois corrigées sur le plan de l’écriture, ont été affichées en classe. Elles sont lues par les élèves de la classe et étonnamment par les élèves des autres niveaux qui passent dans la classe, reconnaissent avec amusement des livres lus et, parfois, notent la référence d’une œuvre ainsi chroniquée – rarement, il est vrai. Il y a en tout cas un attrait pour la forme qui mérite de nourrir la réflexion pédagogique.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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