« Cette expérience montre que la véritable démocratisation culturelle, pour être inclusive, nécessite une approche curriculaire structurée et progressive » affirme Eve Capel. Cette professeure d’Arts plastiques présente sa démarche d’enseignante en collège. Elle décrit comment elle a construit un parcours engageant avec la culture pour ses élèves de la 6e à la 3e pour qu’ils « passent de spectateurs à participants engagés, utilisant leur travail artistique comme un moyen d’expression personnelle ancré dans leur réalité quotidienne ».
En travaillant plusieurs années dans un collège parisien en Réseau Éducation Prioritaire + (REP+), j’ai découvert un paradoxe troublant : la volonté de démocratiser l’accès à la culture peut parfois accentuer le sentiment d’exclusion des élèves. Ceux issus de milieux modestes, habitués à une culture de l’entre-soi influencée par la télévision et les réseaux sociaux, se retrouvent souvent déconnectés des espaces culturels dits « légitimes » tels que les musées. Ces lieux, perçus comme appartenant à une élite, renforcent leur distance culturelle. Comment alors éviter de renforcer l’exclusion tout en cherchant à démocratiser l’accès à la culture ?
Transformer les récepteurs passifs en acteurs culturels
Contrairement aux approches traditionnelles qui risquent d’imposer une culture perçue comme étrangère, mon projet pédagogique se concentre sur l’engagement actif des élèves. En suivant les principes du Parcours d’Éducation Artistique et Culturelle (PEAC), j’ai structuré un curriculum progressif qui, de la sixième à la troisième, les immerge dans une variété d’expériences culturelles. Les élèves commencent comme observateurs au Louvre, mais à travers des jeux de piste et des analyses critiques, ils évoluent en médiateurs culturels. Ce processus les prépare progressivement à guider des visiteurs, prenant la responsabilité de transmettre leurs propres interprétations, et transformant ainsi leur relation avec le musée d’un simple espace d’apprentissage à une véritable scène de dialogue et de partage.
En sixième, les élèves commencent par explorer le Musée du Louvre, non pas comme de simples visiteurs, mais comme des enquêteurs actifs, résolvant des énigmes et créant leurs propres œuvres. Ce jeu de piste fonctionne comme un artefact cognitif, un concept développé par Donald A. Norman[1], qui aide à externaliser et structurer la pensée, rendant la tâche de l’apprentissage plus accessible et engageante. En transformant le musée en un espace de plaisir par le jeu, le jeu de piste permet aux élèves d’interagir avec l’art et l’histoire de manière ludique et personnelle.
Cette méthode vise à éviter la dissonance cognitive décrite par Bernard Lahire[2], où les élèves issus de milieux modestes ressentent souvent un conflit entre leur propre culture et celle qui est valorisée dans les institutions culturelles. En devenant des acteurs actifs de leur apprentissage, les élèves ne se contentent pas de recevoir une culture perçue comme légitime, mais étrangère ; ils la façonnent et l’interprètent selon leurs propres références et expériences.
Grâce au plaisir et à la curiosité stimulés par le jeu, les élèves surmontent la distance culturelle et trouvent de la joie dans l’exploration et l’apprentissage. Cela non seulement enrichit leur expérience culturelle, mais crée aussi un espace où l’apprentissage est associé au plaisir plutôt qu’à l’exclusion. Le musée cesse d’être un lieu imposant et intimidant pour devenir un terrain de jeu cognitif où la culture devient accessible, engageante, et pertinente pour eux.
En utilisant le jeu de piste comme artefact cognitif, cette méthode permet d’entrer dans le curriculum avec un premier lien positif entre les élèves et le musée, posant ainsi les bases d’une relation constructive et engageante avec la culture.
Évolutions en cinquième et quatrième : vers une autonomie et une appropriation culturelle accrues
En cinquième, le curriculum artistique encourage une autonomie accrue chez les élèves. Contrairement à la sixième, où les sorties que je propose sont davantage encadrées et orientées vers l’exploration guidée, les élèves de cinquième sont invités à explorer des musées comme ici, le musée d’Orsay, de manière plus indépendante. Je leur donne un périmètre de visite à respecter, mais je m’efface pour les laisser libres de découvrir les œuvres par eux-mêmes, les amenant à comparer les tableaux et sculptures et à réfléchir aux logiques d’exposition. Cette approche favorise un apprentissage autodirigé, permettant aux élèves de développer un regard critique sur l’art sans ressentir l’imposition d’une culture perçue comme étrangère. Comme le souligne Philippe Meirieu dans L’École, mode d’emploi, cette méthode encourage une participation active, évitant ainsi le piège de la démocratisation culturelle qui, mal conçue, peut renforcer le sentiment d’exclusion[3].
En parallèle, la visite aux jardins des Tuileries, où les élèves dessinent en plein air, les initie à la démarche des Impressionnistes. Cet exercice renforce non seulement leur capacité à observer et à traduire leurs perceptions, mais il leur permet également de connecter des expériences personnelles à des pratiques artistiques historiques. En ancrant l’apprentissage dans des activités pratiques et en plein air, l’enseignante veille à ce que les élèves puissent établir des liens tangibles entre l’art et leur propre vécu, minimisant ainsi le risque de dissonance cognitive.
En quatrième, les élèves se voient confier des rôles encore plus actifs et responsabilisants. Je choisis le musée Picasso. Lors de la visite, ils ne sont pas de simples spectateurs ; ils deviennent des participants engagés dans des débats et des présentations autour du cubisme, préparées avec leur professeur d’espagnol et moi. Ces activités leur permettent de s’approprier les œuvres d’une manière personnelle et de développer des compétences en communication et en argumentation. En animant des discussions sur des œuvres spécifiques et en présentant leurs analyses aux autres, y compris aux visiteurs du musée, les élèves sont amenés à se positionner comme des « sachants », ce qui renforce leur estime de soi et leur sentiment de légitimité culturelle.
Aboutissement du curriculum avec le projet « Mon empreinte dans le quotidien »
En troisième, le projet « Mon empreinte dans le quotidien » marque l’apogée du curriculum artistique et culturel, permettant aux élèves de synthétiser et de personnaliser toutes les compétences acquises au fil des années. En collaboration avec des artistes locaux de l’association T.R.A.C.E.S, les élèves créent des œuvres d’art qui reflètent leur vision personnelle et leur identité culturelle. Ce projet les invite à explorer leur rapport à l’art et à la culture, en s’exprimant de manière authentique et engagée.
Le processus débute par des discussions sur l’architecture et l’environnement culturel du Centre Pompidou, suivies de la création de croquis et d’œuvres inspirées de leurs impressions et de leurs idées. Chaque élève élabore un projet personnel destiné à être exposé dans leur quartier. Un samedi matin, une manifestation artistique est organisée pour les membres de la communauté éducative et les habitants du quartier. Les réalisations des élèves y sont installées, et ils présentent leurs intentions artistiques, leurs messages et leur engagement, ainsi que les techniques et les matériaux utilisés au public présent.
Lors de ces présentations, les élèves vivent une authentique tranche de vie d’artiste : ils sont écoutés, encouragés et applaudis par leurs proches, voisins, et enseignants. Ce moment de reconnaissance publique renforce leur confiance en soi et leur sentiment d’appartenance culturelle, tout en valorisant leur créativité et leur capacité à s’exprimer à travers l’art. Ainsi, le projet « Mon empreinte dans le quotidien » ne se contente pas d’être un exercice artistique, mais devient un véritable vecteur de transformation personnelle et sociale, consolidant le rôle des élèves comme acteurs culturels au sein de leur communauté.
Ce projet final surmonte le paradoxe de la démocratisation culturelle en plaçant les élèves au cœur du processus de création artistique, les transformant de simples récepteurs passifs à des créateurs actifs. En s’appropriant la culture, ils passent de spectateurs à participants engagés, utilisant leur travail artistique comme un moyen d’expression personnelle ancré dans leur réalité quotidienne. Cela permet aux élèves de se percevoir comme des agents de changement social, capables de questionner et remodeler les normes culturelles existantes.
Ainsi, « Mon empreinte dans le quotidien » dépasse le cadre d’un simple exercice artistique pour devenir une véritable expérience d’apprentissage citoyen, où chaque élève découvre et valorise son potentiel créatif, tout en enrichissant son environnement culturel et social.
Cette expérience montre que la véritable démocratisation culturelle, pour être inclusive, nécessite une approche curriculaire structurée et progressive. En suivant le parcours proposé, les élèves ne sont pas seulement exposés à la culture ; ils en deviennent des acteurs, évoluant de simples observateurs à créateurs autonomes. Chaque étape du curriculum renforce leur engagement, leur autonomie, et leur capacité à interpréter et redéfinir la culture à partir de leur propre perspective. En intégrant progressivement la complexité de la culture et de l’art, ce parcours permet aux élèves de dépasser les barrières culturelles, développant une relation plus personnelle et significative avec leur environnement culturel. Ce processus curriculaire favorise une appropriation authentique, où les élèves se voient non seulement comme des apprenants, mais aussi comme des agents capables de transformer et d’enrichir leur réalité sociale et culturelle.
Eve Capel
[1] Donald A. Norman, Things That Make Us Smart: Defending Human Attributes in the Age of the Machine, 1993.
[2] Bernard Lahire, La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi, Éditions La Découverte, 2004.
[3] Philippe Meirieu, L’École, mode d’emploi: Des méthodes actives à la pédagogie différenciée, ESF Éditeur, 1989.