La sécurité. Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN nous proposent de décortiquer certaines notions pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation. « Pourquoi en parle-t-on autant aujourd’hui ? C’est d’abord une question politique. La sécurité, c’est l’entrée manipulatoire par excellence. Avec le thème de la sécurité, on peut faire appel à tous les sentiments d’insécurité et les amalgamer en un ressentiment commun. C’est ce que font les populistes, qui laissent croire qu’ils vont être les personnes qui vont sortir les gens de l’insécurité. Or, le sentiment d’insécurité, c’est l’amalgame à l’intérieur de chacun de toutes les déconvenues qui peuvent être source de rancœur » écrivent-ils dans ce texte pour le Café pédagogique
La sécurité est un état d’esprit confiant et tranquille qui résulte du sentiment que l’on est à l’abri de tout danger. C’est une situation de repos permettant de relâcher la vigilance en l’absence d’une menace de quelque nature que ce soit. Elle est synonyme de calme, de confiance, de sérénité, de tranquillité. Être en sécurité, c’est être disponible aux sollicitations de la vie.
La sécurité passive
Les dispositifs de protection garantissant l’absence de risque et de danger sont indispensables dans toute institution. Les élèves comme les enseignants, dans ce mode de sécurité, doivent rester dans les comportements prescrits, la soumission aux consignes et la conformité aux normes et aux protocoles établis.
Une telle conception statique de la sécurité s’adresse indistinctement à tous et peut être codifiée dans un règlement. Cette sécurité passive, parce que délimitée, contenue et garantie par le cadre, bien qu’indispensable, a ses limites. Toute transgression ou changement du contexte appelle un renforcement des règles, des interdits et de la surveillance. À la peur d’un risque ou d’un danger potentiel, s’ajoute « la peur du gendarme », c’est-à-dire l’inquiétude ou la culpabilité « de ne pas être en règle ».
La quête d’une sécurité garantie, couplée à l’inquiétude, constitue un système inflationniste générant toujours plus d’exigence qui engendre une peur sans objet identifiable. Ce couplage permet d’utiliser le sentiment d’insécurité afin d’obtenir une soumission aux règles établies.
La sécurité active
S’inscrire dans une approche dynamique de la sécurité, c’est, à l’inverse, permettre aux élèves de participer à la production de règles assurant leur sécurité collective. C’est d’autre part leur permettre d’élaborer les capacités nécessaires à leur propre sécurité et à la sécurité d’autrui. Pour cela, chacun doit être en mesure d’évaluer ses capacités, l’état de sa résistance et des ressources qu’il lui faut mobiliser, au regard des difficultés des situations qu’il doit affronter.
S’il est indispensable de protéger, il est essentiel d’entreprendre un travail permettant aux élèves d’élaborer les capacités qui leur sont nécessaires dans leur situation actuelle, comme dans celles inconnues de leur devenir. Les protections « passives » doivent, pour cela, être progressivement limitées afin que les élèves soient en charge de leur propre sécurité personnelle et collective. Un cadre protecteur trop longtemps maintenu dispense de la vigilance et de l’attention à porter aux signes d’un danger potentiel.
Apprendre à assumer collectivement les risques
Dans les années 80, une compagnie d’assurance scolaire a fait procéder à une comparaison du nombre et de la gravité des accidents entre une cour de récréation aseptisée et une ferme pédagogique où des enfants de même âge maniaient des outils agraires et de bricolage : fourches, pelles, haches, scies, marteaux, râteaux, serpes etc.
L’étude a conclu à un nombre et à une gravité des accidents significativement moins élevés dans la ferme pédagogique que sur les cours de récréation. L’écart, selon les assureurs, était dû à la capacité de vigilance et d’anticipation des conséquences de leurs actes élaborée par les enfants qui apprennent à veiller collectivement à ne pas se mettre en danger.
Cela illustre qu’il ne peut y avoir de sécurité réelle sans la mise en travail du rapport à la réalité, du rapport à soi-même et aux autres, des élèves pensés comme devant accéder à l’anticipation et à la responsabilité des conséquences de leurs actes.
Les enjeux de la vigilance
Être vigilant ce n’est pas se centrer seulement sur ce qui est à éviter. C’est aussi saisir les opportunités du surgissement « d’inédits possibles » permettant d’échapper aux menaces potentielles. C’est dans la confrontation aux situations nouvelles, à partir de ce qui fait obstacle et crise dans le vécu de son existence, que s’effectue pour un élève la mise en travail d’élaboration des capacités nouvelles nécessaires à la situation jusqu’alors inconnue.
La vigilance, tant au plan individuel que collectif, s’exerce à la fois sur ce qui est à éviter et sur les potentiels inconnus à découvrir et à utiliser. Alors que l’on est légitimement attentif au surgissement possible d’un danger dans le dépassement d’un obstacle, ce qui fait ressource chez les élèves en situation surgit là où on ne l’attend pas et dans un registre autre.
C’est l’ouverture au surgissement de l’inattendu qui permet de célébrer, de valider et d’ouvrir un avenir aux possibilités singulières de chacun des élèves. Grandir en humanité consiste à révéler, réveiller, et libérer les possibles impensables, endormis, ou empêchées.
Les risques et les bénéfices de la sécurité active
La pratique de la sécurité active peut amener des élèves ayant été agressés à basculer dans la violence et la domination. Aucune institution ne s’étant interposée en tant que garant de l’interdit de domination, personne n’étant venu à leur secours, ils ont appris à ne compter que sur eux-mêmes, d’où, pour eux, la nécessité d’apprendre à se défendre. Mais, l’accoutumance aux rapports de force pour échapper à la soumission par la violence leur fait courir le risque de faire régner, à leur tour, leur propre loi dans les situations de conflit.
Comment alors réagir dans une situation de peur face à la perception d’un risque d’agression sans basculer dans un rapport de soumission ou de recours à la force ? On pense facilement à la pratique d’un sport de combat qui, à l’inverse d’un désir de revanche et de domination, peut procurer un sentiment de confiance en soi et en ses capacité et engendrer une attitude de fermeté décourageant toute velléité d’affrontement de la part d’agresseurs potentiels. C’est l’accès à la confiance en soi et à l’estime de soi qui permet à des élèves dominés, de ne plus offrir de prise aux harceleurs.
On pense moins fréquemment qu’au sein de l’institution scolaire, un groupe de parole sur les rapports de place peut remplir la même fonction. C’est l’introduction de la médiation de l’institution, qu’elle soit scolaire ou associative, qui, en offrant un cadre, des règles et des limites, restitue le sens et la fonction d’une sécurité active, basée sur une vigilance collective.
Le thème de la sécurité est omniprésent. Pourquoi en parle-t-on autant aujourd’hui ?
C’est d’abord une question politique. La sécurité, c’est l’entrée manipulatoire par excellence. Avec le thème de la sécurité, on peut faire appel à tous les sentiments d’insécurité et les amalgamer en un ressentiment commun. C’est ce que font les populistes, qui laissent croire qu’ils vont être les personnes qui vont sortir les gens de l’insécurité. Or, le sentiment d’insécurité, c’est l’amalgame à l’intérieur de chacun de toutes les déconvenues qui peuvent être source de rancœur. Il suffit de désigner ensuite à la rancœur de chacun un ennemi commun. La manipulation des réseaux sociaux fonctionne sur ce type d’algorithme.
On associe politiquement la sécurité à la maîtrise. Or, La maîtrise se trouve du côté de la sécurité passive, alors que la vigilance se trouve du côté de la sécurité active, c’est-à-dire qu’on y peut quelque chose, même si on ne peut pas tout garantir.
Beaucoup de gens sont dans la recherche de la maîtrise de tout, dans une forme de sécurité passive, ce qui est pour moi une erreur. Au contraire de cette maîtrise, la vigilance est une ouverture, une recherche de sécurité active, où l’individu est prêt à répondre à un danger, à ce qui peut se présenter, donc dans une attitude de démaîtrise.
Comment, pour les enfants, concilier une certaine forme de sécurité à l’école et une certaine forme d’insécurité, parfois vécue à la maison ?
C’est toute la question de la précarité que tu poses : un enfant qui est en insécurité affective et économique va trouver dans l’école, quand c’est un lieu de sécurité, un point d’appui, un lieu où se poser, où se reposer, et éventuellement, quand l’école est suffisamment ouverte, un lieu où il va pouvoir déposer quelque chose de sa difficulté.
S’il n’est pas seulement enfermé dans un espace familial précaire, il a un lieu de comparaison, de sécurité qui lui permettra de comprendre, d’approcher progressivement pourquoi il y a une insécurité chez lui, et comment une sécurité, à partir d’un cadre et de références stables, pourra être construite pour son avenir.
J’ai le souvenir d’une classe nature à la montagne, qui s’est déroulée dans un cadre idyllique, dans des conditions idéales, et qui a provoqué, chez certains enfants vivant dans un cadre familial très précaire, un certain rejet de ce qui leur était proposé. Ça m’avait beaucoup questionné.
Au retour des congés de Noël, quand on faisait « de l’analyse des pratiques » avec les éducateurs spécialisés, ce qui revenait fréquemment, c’était leur grande déception face au fait que, bien que tout ait été anticipé afin que tout se passe bien pendant les fêtes, certains jeunes avaient « pété les plombs et cassé la fête », alors qu’ils avaient eux-mêmes tout préparé.
C’est l’écart entre ce qu’il vit chez lui et dans le lieu d’accueil qui pour un enfant en situation de précarité affective est insupportable et suscite un conflit de loyauté. Le moment de bonheur vécu vient réactiver la souffrance du manque. L’enfant se vit comme étant coupable d’être heureux et de trahir ses parents pour cet autre mode de vie et de rapports affectifs qui le rend heureux. Il est amené à se dire : « Ma vie habituelle est mauvaise, or mes parents m’aiment, mais ça ne va pas. Et si je prétends que mes parents ne m’aiment pas, je n’ai plus d’issue. »
Donc c’est le travail de mise en mots de ce qui se passe qu’il faut mener en approchant l’histoire personnelle du jeune, en aparté, pour lui permettre de trier ce qui est en train de se passer à l’intérieur de lui-même, parce que sinon, il ne peut pas comprendre. Ça suppose que les enseignants encadrant ce type de séjour soient un peu plus alertés sur ce phénomène. Et c’est là où le travail de l’éducateur spécialisé ou de l’enseignant spécialisé est absolument déterminant, parce qu’autrement le jeune va se sentir rejeté, en raison de ses réactions, surtout s’il vit sa famille comme étant rejetée.
Cela illustre pourquoi, dans la pratique, on assiste à la célébration d’un idéal d’inclusion alors que face à la difficulté de comprendre, on rejette les plus démunis car « ils n’ont pas su profiter des chances qu’on leur offrait »
Tu parles des groupes de parole entre enfants. Qu’est-ce que tu pourrais dire sur les groupes de paroles entre enseignants ?
C’est toute la question de l’analyse des pratiques professionnelles. On laisse les enseignants dans la solitude de leur propre ressenti et de leur propre expérience, alors que justement, l’analyse des pratiques fait qu’on découvre à la fois des phénomènes communs et des phénomènes particuliers, et on peut alors prendre du recul.
C’est toute la question de la formation, pas seulement des enseignants, mais de tous les professionnels qui sont des travailleurs de l’humain. Ils mettent au travail les processus d’humanisation, soit à la marge, soit en « cœur de mission», et la plupart du temps, ils ne sont pas formés à ça.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain