« Un débat public sur les attendus de l’éducation, porté par la démarche de convention citoyenne, permettrait de montrer que les domaines de compétences sont le reflet de l’intérêt général. Ce débat permettrait de montrer que la volonté affichée d’un retour aux savoirs, prônée par un courant populiste qui sait manier les médias avec habileté, n’est pas partagée par les citoyens » écrit Stéphane Germain. Dans cette tribune, il revient sur la proposition de Convention citoyenne pour l’éducation. Il y est question de l’approche par compétences, des attendus nationaux à mettre au cœur du débat public. Dans un contexte de montée du national-populisme et dans un système qui laisse la main au gouvernement, il soulève la question de la « protection constitutionnelle de l’éducation ».
L’idée d’une convention citoyenne sur l’éducation fait son chemin. D’abord limitée aux acteurs de terrain, bousculés dans leurs missions et dans leurs conditions de travail, la demande est maintenant relayée par les parents qui constatent la lente dégradation du service public. Pour beaucoup, sur un sujet complexe et délicat – celui de l’état actuel du service public d’éducation – après le rythme effréné des réformes de surface qui n’ont pas vraiment apporté de solutions, il apparaît que la France est arrivée au stade de la refonte de son système éducatif. Il s’agit de poser calmement, collectivement et lucidement, les bases d’un service public adapté aux enjeux de ce siècle. Dans ce processus, rassembler les parties prenantes de la manière la plus large possible semble nécessaire pour obtenir leur adhésion. Cela permet aussi de se prémunir contre toute forme d’instrumentalisation. Aussi, la création d’une convention citoyenne semble le moyen le plus adapté dès lors que la volonté collective est celle d’une refonte du fonctionnement existant.
Quels sont les objectifs de l’éducation ?
Après avoir clarifié la raison d’être de l’éducation (épisode 1), afin de s’entendre, collectivement, sur le sens donné à l’activité éducative, il convient de s’interroger sur les attendus nationaux. Il s’agit de préciser, de façon claire et exhaustive, ce que les citoyens attendent de leur système éducatif. Les attendus sont les objectifs qui sont assignés au service public d’éducation. Ils découlent de la raison d’être qui, elle, exprime sa finalité.
Un service public répond à l’intérêt général. Celui-ci transcende la somme des intérêts particuliers des usagers. Aussi, il n’est pas possible de définir les attendus nationaux par l’agrégation des objectifs particuliers de chacun des usagers. L’intérêt général repose sur des considérations globales qui concernent la société dans toutes ses composantes et qui correspondent à une vision collective du futur. Cette vision partagée de la société de demain donne le point d’ancrage des attendus nationaux au sens où l’éducation apporte aux élèves d’aujourd’hui les capacités pour construire le monde de demain. C’est pourquoi le débat public sur l’éducation est incontournable lorsqu’il s’agit de la refonte du service public. Sans débat, il n’y a pas de confrontation des points de vue et la vision partagée ne se forme pas. Sans débat, chacun demeure dans sa vision étriquée de l’éducation et bien souvent, c’est une de ces visions étriquées qui s’impose à tous de façon autoritaire. Une convention citoyenne, en portant l’éducation au débat public, permettrait d’engager le processus de la vision partagée, préalable indispensable à la fabrique du consensus dans un pays – la France – où celui-ci fait cruellement défaut.
Approche par compétences
En matière d’attendus, depuis une vingtaine d’années, un glissement progressif s’est opéré des savoirs vers les compétences. De quoi s’agit-il ? Comment s’est opérée cette bascule ? Qu’est-ce que l’approche par compétences ?
En gestation dans les années 1990, l’approche par compétences s’est généralisée dans les années 2000. L’exemple du premier référentiel de compétences, celui du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), élaboré en 2001 par le Conseil de l’Europe est une bonne illustration. Comme le nom du référentiel l’indique, la démarche des concepteurs a été de définir, de façon exhaustive, pour les langues vivantes, les compétences nécessaires permettant de comprendre et de s’exprimer, à l’écrit comme à l’oral en associant différents niveaux de maîtrise de ces compétences que tout le monde connaît bien : les niveaux A1-A2, B1-B2 et C1-C2. Cette démarche est holistique. L’apprentissage repose sur une approche active qui met les élèves en situation de communication. Les critères d’évaluation, contenus dans le référentiel permettent d’apprécier le niveau d’acquisition des compétences. Il s’agit d’une forme de renversement de l’approche pédagogique. Plutôt que d’aborder, de façon cloisonnée, différentes approches pédagogiques cumulatives (règles syntaxiques, mémorisation du vocabulaire, conjugaison, etc) qui ne donnent pas sens à l’ensemble, la logique est de partir des objectifs concrets qui sont attendus pour tout un corpus d’apprentissage (celui des langues vivantes).
Cette démarche holistique, qui comprend les objectifs à atteindre et les moyens d’évaluer les niveaux d’acquisition, se généralise rapidement à l’ensemble des apprentissages. Dès 2006, reprenant une recommandation de l’OCDE, le Parlement européen propose un socle commun qui présente les huit domaines de compétences que les élèves doivent maîtriser à l’issue de la scolarité obligatoire. Parmi ceux-ci, à côté des compétences de communication dans les langues maternelles et étrangères, et des compétences en mathématiques, sciences et technologies, on trouve des compétences sociales et civiques, des compétences méthodologiques, des compétences psychosociales, des compétences numériques, etc. Par la suite, des référentiels spécifiques apparaissent dans d’autres domaines. Proposés par différents organismes internationaux (l’UNESCO pour les référentiels d’éducation à l’éducation au développement durable et d’éducation à la citoyenneté mondiale, le Parlement européen pour le référentiel de compétences numériques), ces référentiels ont un caractère supranational au sens où la réflexion qui conduit à leur élaboration dépasse les cadres nationaux.
Les compétences ne s’opposent pas aux savoirs. Les savoirs sont intégralement contenus dans les compétences. L’approche par compétences dépasse largement celle par les savoirs car l’acquisition des compétences ne peut pas se faire sans une large maîtrise de nombreux savoirs. A la différence de l’approche restrictive par les savoirs, l’approche par compétences, en exprimant un ensemble de capacités relatives à des domaines ayant chacun une finalité spécifique, donne le sens et la cohérence globale des apprentissages. Un débat public sur les attendus de l’éducation, porté par la démarche de convention citoyenne, permettrait de montrer que les domaines de compétences sont le reflet de l’intérêt général. Ce débat permettrait de montrer que la volonté affichée d’un retour aux savoirs, prônée par un courant populiste qui sait manier les médias avec habileté, n’est pas partagée par les citoyens.
Consensus national sur les attendus
Les référentiels de compétences supranationaux ne sont pas prescriptifs. Aucun pays n’a concédé les prérogatives éducatives à des organismes internationaux. Ces référentiels ont un caractère universel. Elaborés en intelligence collective, en tenant compte des spécificités culturelles et sociales, ils doivent être envisagés comme des recommandations faites aux Etats membres qui peuvent y trouver une source majeure d’inspiration pour la construction de leurs attendus nationaux. Dans les faits, la transposition des référentiels supranationaux dans les législations nationales est variable. Certains pays les adoptent en l’état quand d’autres les ignorent superbement. Entre ces deux extrêmes se trouve toute une palette d’aménagements, d’adaptations, de transpositions partielles. La France se retrouve à différents endroits de ce nuancier législatif. Elle a transposé en l’état le référentiel de compétences numériques proposé par l’Europe. A l’inverse, comme pour beaucoup de pays, elle ne fait pas mention du référentiel d’éducation à la citoyenneté mondiale de l’UNESCO. Pour le socle commun, la France dispose bien de huit domaines, comme ses homologues européens, mais un tour de passe-passe, lui a permis de chuinter partiellement les domaines qui ont trait aux compétences psychosociales et aux compétences de citoyenneté active.
Lorsque les attendus nationaux sont portés au débat national, des visions de l’éducation, partiellement concurrentes, se confrontent. Les chercheurs ont identifié trois types de visions reposant chacune, de façon cohérente, sur une perception spécifique de ce qui doit être attendu de l’éducation : une vision logico-encyclopédique qui propose des savoirs disciplinaires faisant l’objet d’un consensus scientifique, une vision instrumentale-pragmatique qui vise l’acquisition de compétences attendues pour réussir sa vie personnelle et professionnelle et une vision culturelle patrimoniale qui met l’accent sur la transmission de références et de valeurs issues des générations antérieures. Ces approches ne sont pas exclusives les unes des autres. Les 10 000 heures de cours que va suivre un élève pendant tout le temps de sa scolarité obligatoire laisse de la place pour des attendus qui recouvrent l’ensemble de ces visions.
Dans la recherche du consensus, dès lors qu’une des parties ne cherche pas à imposer sa vision aux autres, il est possible d’aboutir à une définition exhaustive des attendus de l’éducation englobant largement les différentes approches. De la même façon, intérêt général et intérêts particuliers ne s’opposent pas. Si l’intérêt général doit être la préoccupation première pour la définition des attendus nationaux – c’est ce que nous enseignent les référentiels supranationaux – celui-ci ne s’oppose pas aux intérêts particuliers au sens où il dépasse largement ces derniers. Un débat public sur les attendus de l’éducation, porté par une convention citoyenne, permettrait de partager les différentes visions afin que chacun puisse s’enrichir de la vision des autres. Il permettrait de (re)définir l’intérêt général à l’aune des enjeux de société du 21ème siècle.
Protection institutionnelle
En toute logique, dans une démocratie, le Parlement apparaît comme l’organe formel et suprême de la fabrique du consensus. Sur le sujet impliquant des attendus nationaux de l’éducation, la prérogative de leur définition revient normalement au Parlement. En France, cependant, l’élaboration des attendus nationaux de l’éducation n’est pas du domaine législatif. C’est l’exécutif, par le biais d’un organe spécifique, qui a la main sur l’ensemble de ce que les élèves doivent acquérir, à tous les niveaux de la scolarité. Pour beaucoup d’analystes étrangers, il s’agit là d’une bizarrerie française qui explique en grande partie la valse des programmes : chaque gouvernement, nouvellement installé, voulant imprimer sa marque et faire valoir sa vision spécifique de l’éducation, se donne pour mission de les modifier à sa guise. Cela explique aussi pourquoi, en France, le consensus ne se fait pas sur les attendus nationaux.
Dans le contexte actuel, qui est celui d’une tendance mondiale au possible basculement des démocraties dans le national-populisme, certains observateurs analysent la spécificité française de la conception restreinte des attendus nationaux comme une fragilité majeure de son système éducatif. Avec cette prérogative spécifique, un gouvernement mal intentionné, pourrait facilement orienter les attendus nationaux dans le sens d’une instrumentalisation de l’éducation comme cela s’est constaté dans plusieurs démocraties illibérales où un des premiers actes législatifs a été de transférer la prérogative des attendus nationaux au pouvoir exécutif. En France, l’inquiétude est grandissante. Elle dépasse largement les seuls acteurs de l’éducation. Beaucoup réclament une protection constitutionnelle de l’éducation : un simple article qui fait basculer les attendus nationaux dans le domaine de la loi avec la nécessité de l’obtention d’une majorité qualifiée aux deux tiers. Un débat public sur l’éducation permettrait de montrer qu’il s’agit là d’une attente forte de la population qui est majoritairement dans une logique de front républicain face à la montée du national populisme.
Stéphane Germain