Le combat contre les stéréotypes de genre ne serait-il pas si fondamental qu’il interroge tous les champs disciplinaires ? Professeure de lettres et d’histoire des arts au lycée George Sand à Domont, Ingrid Horvath trace en la matière des pistes neuves et intéressantes. Il s’agit de mettre les élèves au contact de films, de tableaux ou de livres pour développer leur sens critique en les amenant à percevoir combien le « male gaze » dominant oriente notre représentation des femmes, combien il est possible et nécessaire d’expérimenter dans les œuvres un regard féminin susceptible de bousculer l’ordre patriarcal du monde. Cette école du regard est inspirée en particulier des réflexions d’Iris Brey (Le Regard féminin, une révolution à l’écran). Elle démontre combien la confrontation avec les œuvres gagne à être confrontation avec le monde, et vice versa : « Susciter chez les élèves un questionnement sur la représentation des personnages féminins au cinéma, en littérature ou plus largement dans les arts, c’est les rendre un peu plus actif·ves dans leur expérience de lecteur·ice et de spectateur·ice, et par là même un peu moins prisonnier·es de la façon dont ces images et ces représentations nous déterminent. »
Le concept de « male gaze » n’est pas encore suffisamment connu : pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Le male gaze a été conceptualisé en 1975 par Laura Mulvey qui constate que la perspective dominante dans la majorité des productions audiovisuelles est un regard masculin hétérosexuel. Le spectateur ou la spectatrice adopte le regard d’un personnage masculin que la caméra relaie. Or ce regard a tendance à réifier les personnages féminins relégués à la passivité. Les personnages féminins sont alors objets du regard alors que les personnages masculins sont sujets. Ce male gaze est tellement dominant qu’on a tendance à le considérer comme un regard neutre, or c’est un regard qui véhicule une vision du monde inégalitaire en termes de genres, une vision du monde patriarcale.
Quelles activités pédagogiques peut-on déployer pour aider les élèves à prendre conscience de ce phénomène de dévalorisation / minoration / objectivation des femmes dans l’art ?
Je propose différentes activités dans les deux premières séances de ma séquence.
Par exemple, la lecture du comic strip « The Rule » d’Alison Bechdel permet aux élèves de découvrir le test de Bechdel et Wallace, qui met en lumière la sous-représentation des personnages féminins et de leurs expériences au cinéma. Les élèves pourraient soumettre les films qu’ils et elles connaissent à ce test pour s’apercevoir qu’aujourd’hui encore les films qui passent le test ne sont pas nombreux.
Dans la deuxième séance, je propose aux élèves de saisir les points communs entre différentes scènes de voyeurisme en peinture et au cinéma. La scène de voyeurisme est un cas d’école du male gaze et présente l’intérêt de rendre plus aisées la découverte et la compréhension de la notion par les élèves. Une activité assez ludique permet également de mettre en lumière la fréquente réification des personnages féminins à l’écran : l’on peut par exemple demander aux élèves d’inverser les rôles féminins et masculins dans une scène qui véhicule un male gaze, afin de les aider à prendre conscience du modèle dominant et de l’inégalité de traitement des personnages masculins et féminins : si les femmes sont souvent réduites à un rôle d’objet érotisé, c’est plus rarement le cas des personnages masculins.
L’enjeu c’est de développer une « révolution du regard » pour autoriser le « regard féminin » à se déployer : comment cette révolution s’opère-t-elle chez les cinéastes ou peintres ?
Le terme de « révolution » est choisi par Iris Brey pour titre son essai paru en 2020 dans lequel elle tente de théoriser le regard féminin au cinéma : Le Regard féminin, une révolution à l’écran. Le terme « révolution » n’est pas choisi pour parler du caractère révolutionnaire qu’aurait le regard féminin. Le female gaze a toujours existé, que l’on pense aux films d’Alice Guy par exemple, qui datent du début du XXe siècle. Opérer une « révolution du regard » pour les cinéastes, c’est expérimenter d’autres manières de filmer les corps féminins, c’est sortir des sentiers battus du male gaze dominant, afin d’offrir d’autres représentations. Le regard féminin, tel que le définit Iris Brey, est un regard qui filme les corps comme des sujets de désir, un regard qui n’adopte pas un surplomb par rapport au personnage mais qui nous fait partager son expérience.
Quelles activités pédagogiques peut-on déployer pour aider les élèves à expérimenter ce « regard féminin » ?
Pour amener les élèves à expérimenter « ce regard féminin », il me semble intéressant de les inviter à se poser des questions de l’ordre de la narration et de la mise en scène. On peut le faire à travers des exercices d’imagination (comment filmer un personnage féminin sans en faire un objet ? comment faire partager aux spectateurs et spectatrices son expérience ?) et à travers des activités d’analyse. L’utilisation des gros plans dans Madame a des envies d’Alice Guy, par exemple, permet de faire partager le plaisir de l’héroïne, ou encore la perspective en plongée dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer permet d’éprouver l’humiliation subie par le personnage. La scène de voyeurisme dans La Leçon de piano de Jane Campion me semble aussi intéressante à analyser avec les élèves puisqu’elle prend le contre-pied des scènes de voyeurisme qui véhiculent un male gaze, en contrariant le regard du voyeur. L’analyse de la construction du film Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et de la métamorphose de l’héroïne permet également d’éclairer les enjeux liés au regard féminin tel que le définit Iris Brey : dans la première partie du film, Cléo est l’objet des regards, dans la deuxième partie, elle devient sujet. Son évolution a est sensible dans la façon dont la cinéaste la filme, mais elle a aussi une incidence sur le regard que les spectateur·ices portent sur elle.
La question du regard masculin / féminin vous semble-t-elle pouvoir être abordée aussi dans le champ de la littérature : de quelles façons ?
La question du regard masculin et féminin tel qu’il a été théorisé pour le cinéma rejoint des questions liées à la place et à la représentation des femmes dans d’autres arts, notamment en littérature. Alice Zeniter dans Je suis une fille sans histoire et dans Toute une moitié du monde interroge la place et la représentation des personnages féminins dans les fictions et la façon dont ces fictions agissent en nous. On peut proposer aux élèves la lecture de quelques extraits de ces textes afin d’éclairer des questionnements plus spécifiquement littéraires. Dans la première séance, je propose également de mettre en écho un extrait des Armoires vides d’Annie Ernaux avec un extrait de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma dans la mesure où les deux œuvres dénoncent le manque de représentation d’expériences spécifiquement féminines dans les arts, la peinture comme la littérature (il est question dans les deux œuvres de l’expérience de l’avortement). Alice Zeniter dans Toute une moitié du monde parle également du manque de représentation du désir spécifiquement féminin dans la littérature : même dans L’Amant de Lady Chatterley, explique-t-elle, il est surtout question du désir du garde-chasse et l’émotion de l’héroïne est davantage suscitée par l’idée d’être l’objet de ce désir, que par son désir propre.
Au final, en quoi vous semble-t-il essentiel de mener un tel travail auprès de nos élèves ?
Les fictions qu’on lit ou qu’on regarde laissent des traces en nous, elles agissent en nous à notre insu, elles influencent la façon dont on se construit et dont on voit le monde. C’est pour cette raison qu’il me semble essentiel de s’interroger sur les images et les représentations avec nos élèves. Susciter chez les élèves un questionnement sur la représentation des personnages féminins au cinéma, en littérature ou plus largement dans les arts, c’est les rendre un peu plus actif·ves dans leur expérience de lecteur·ice et de spectateur·ice, et par là même un peu moins prisonnier·es de la façon dont ces images et ces représentations nous déterminent.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
La séquence sur La page des lettres de l’académie de Versailles
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