Comment une jeune femme d’aujourd’hui sans espoir d’ascension sociale en vient-elle à se fixer l’objectif, unique et obsédant, d’être choisie pour participer à une émission de téléréalité ? Et, qui plus est, en faisant subir à son corps une métamorphose morphologique et esthétique au service d’une sexualisation exacerbée, comme si elle pratiquait sa féminité comme un ‘sport de combat’ ?
Loin du mépris de classe et des jugements à l’emporte-pièce sur les (mauvaises) raisons poussant de jeunes candidates, issues de milieux modestes pour la plupart, à exposer leur corps et leur intimité dans des programmes TV conçus à cet effet, Agathe Riedinger, auteure et photographe, formée à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs, revendique la téléréalité comme un objet d’étude passionnant. Et comme un fascinant révélateur, depuis sa naissance avec ‘Loft Story’ en 2001, d’une société prônant ‘le talent d’être soi’, comme clé de la réussite, de l’accès à la reconnaissance et à la richesse.
Et pour son premier long métrage, Diamant brut, sélection officielle en compétition au dernier Festival de Cannes, la cinéaste de 39 ans opte pour une proposition artistique percutante.
A travers la vision personnelle de Liane, 19 ans, la soif d’être ‘castée’ chevillée au corps, la réalisatrice nous livre une interprétation troublante d’une expérience adolescente, hantée par le règne de l’apparence et le besoin absolu d’être aimée. Une première œuvre dérangeante, éminemment politique.
Corps travaillé, féminisation outrancière
Liane (Malou Khebizi, sacrément convaincante, 1er rôle à l’écran) vit à la périphérie de Fréjus. Il y a belle lurette à son âge (19 ans) qu’elle ne croit plus à l’ascension sociale par le mérite et l’école de la République. Ses copines galèrent, chômeuses ou travailleuses précaires. Pas de père, une cohabitation difficile avec sa mère Sabine (Andréa Bescond, jeu juste), femme entretenue, peu aimante et critique lucide de l’objectif affiché de son aînée. A la maison, il y aussi la petite sœur que Liane aimerait protéger et qu’elle entoure d’attention affectueuse.
Mais, pour Liane, la vraie vie est ailleurs. Sur les réseaux sociaux où le nombre grandissant de followers se compte comme autant de preuves de sa capacité à attirer les regards sur sa ‘beauté’.
Cadrée au plus près, elle nous est montrée en plein travail, construisant progressivement son look et sa dégaine, face à son miroir, à la recherche d’une image d’elle-même en adéquation supposée avec les ‘modèles’ véhiculés par la téléréalité et les façonneuses en tous genres. La beauté spectaculaire d’un corps exagérément façonné, augmenté, sculpté, pourrait-on dire, dans ses traits (chevelure oxydée, maquillage surlignant, faux-cils, lèvres gonflées), dans ses formes (ongles géants, mèches de cheveux rajoutées, seins et fesses artificiellement arrondis par des coques) et dans ses tenues et accessoires (robes ultra-moulantes et scintillantes, bracelets et bijoux clinquants, escarpins à talons compensés tordant les chevilles et esquintant les doigts de pied).
Corps déconnecté du sexe, vecteur de combat ?
Princesse du quartier et des réseaux sociaux, Liane, farouche et obstinée, maintient le cap. Lors du casting pour la prochaine saison de ‘Miracle Island’ et son tournage à Miami, la voix off d’une directrice du programme restée hors champ nous laisse supposer que la candidate (face à nous sur fond gris) a des chances de voir sa candidature retenue.
L’essentiel de la fiction se déroule pendant le temps d’attente (interminable aux yeux de Liane) d’un nouvel appel de cette responsable sans visage.
Une fiction embarquée capte alors avec finesse l’ambivalence de son héroïne, sa naïveté et l’affirmation de son indépendance et sa volonté acharnée de sortir de sa condition sociale par le seul moyen en vue : prendre la lumière à tout prix, accéder aux privilèges réservés à celles et ceux qui brillent.
Agathe Riedinger parvient surtout par des audaces de mise en scène à figurer le goût de la liberté, l’attrait pour l’inconnu et l’aptitude au rêve qui habitent Liane, au-delà de la conscience. Des plans de cette dernière cheveux au vent sur une moto filant à vive allure, dans la griserie de la vitesse ; des moments lumineux de pause partagée au cours desquels son ami de cœur (sans sexe, autre paradoxe) Dino (Idir Azougli, épatant) lui fait visiter un palais paradisiaque aux jardins arborés où il fait bon s’attarder, céder au charme irréel d’un lieu déserté par ses riches résidents ; quelques séquences montées à l’arraché comme des échappées en roue libre par rapport au temps suspendu de l’attente d’un dénouement hasardeux, pourtant vécu par l’héroïne comme un tournant décisif de son existence.
Dénonciation du sexisme et de la culture du viol, vulnérabilité d’un ‘diamant brut’
Entre des certitudes enfantines, la violence infligée au corps, l’hyper-sexualisation exhibée conjuguée à l’absence de sexualité, la capacité à résister au désir d’hommes sur le point de l’agresser, Liane est filmée avec empathie dans sa complexité déroutante. Dans une fragilité et une peur de ‘n’être rien’ que la marchandisation des corps, féminins essentiellement, fabriquée par le libéralisme ‘new look’ qui s’efforce de combler par l’individualisation des destins, le culte du moi tout puissant et la disparition de l’intime au profit du ‘tout visible’, de l’ostentation extrême de la richesse et de la puissance.
La réalisatrice de Diamant brut proclame sans ambages son analyse de la téléréalité en ces termes : « je dénonce de tout mon coeur le mépris de classe, l’hyper-sexualisation de la femme et le sexisme qu’elle affiche, la culture du viol qu’elle alimente, les valeurs conservatrices et ultra-consuméristes qu’elle prône ». Comment Liane, si touchante soit-elle en travailleuse acharnée de sa féminité pour exister, ne disposant que de son corps transformé pour résister, pourra-t-elle gagner son émancipation ?
Samra Bonvoisin
Diamant brut, film d’Agathe Riedinger-sortie le 20 novembre 2024
Sélection officielle, en compétition, Festival de Cannes 2024