Comment capter au cinéma la prise de conscience, chez une jeune fille de 17 ans, de la domination masculine et de l’oppression ainsi subie ? Avec Good One, son premier long métrage, la réalisatrice (et scénariste) India Donaldson choisit un canevas en apparence d’une grande simplicité, tournant le dos à la fiction ‘choc’ et à la démonstration spectaculaire. Elle privilégie le déroulement, lent, insidieux, profond, d’un processus de changement radical et irréversible au fil d’une randonnée en forêt réunissant une jeune femme, son père et un ami de ce dernier.
Un week-end sportif au contact de grands espaces traversé brutalement par un moment de bascule, aussi inattendu que violent, manifestation visible d’un séisme intime, comme le signe annonciateur d’un éveil féministe.
Virée routinière en plein air pour Sam, Chris et Matt
Dans la région des Castskills de l’Etat de New-York, des montagnes à parcourir, des paysages magnifiques à contempler. Pourtant, Sam (Lily Collas, juste, épatante) aurait préféré rester avec ses copines mais elle cède gentiment à l’injonction de Chris (James Le Gros), son père. Avec Matt (Danny Mc Carthy), un ami de ce dernier, les voici tous les trois à bord d’un imposant véhicule, munis du matériel approprié, en route pour crapahuter au milieu des grands arbres et d’une nature escarpée.
Il ne s’agit pas d’accomplir un exploit sportif mais d’y aller avec entrain et les deux hommes marchent d’un bon pas et la jeune de 17 ans, sac à dos bien chargé à l’instar de ses compagnons de randonnée, avance avec agilité elle aussi. A chaque étape, avec des variantes (brusques changements météorologiques, rencontre inopinée d’autres adeptes du même espace naturel et désireux de ne pas s’éterniser auprès du trio), nous retrouvons les rituels : monter des tentes, installer le campement, préparer les repas au feu de bois…
Et un constat récurrent se fait jour : tandis que les deux hommes bavardent ou plaisantent sans prêter attention à la jeune randonneuse énergique, cette dernière prend une part active à la vie de leur campement, cuisine, nettoie, range. Son beau visage lisse, souvent impassible, le regard vif et attentif, elle parle peu, écoute et observe beaucoup. Eux deux, au fil des heures, se laissent aller à de vagues plaisanteries de mecs, se plaignent sans retenue des échecs de leur vie sentimentale respective.
Un certain malaise émerge sans pour autant se traduire de façon ostensible dans l’attitude de l’héroïne. Même si nous commençons à appréhender le machisme ordinaire de ses acolytes, vient une nouvelle étape de leur virée pédestre et l’effort physique et la concentration sur le chemin à suivre reprennent leurs droits. D’escalade en campement, les relations des trois membres de l’expédition évoluent et des rapprochements se dessinent. Sam devient aussi celle qui divertit les hommes, joue même le rôle de consolatrice…
Moment de bascule, violence éruptive : prise de vitesse et de…conscience
Une longue séquence nocturne autour du feu où la parole semble plus libre (mais pas nécessairement dépouillée des sales préjugés misogynes ni des rivalités masculines), où les émotions affleurent, où les cœurs masculins s’épanchent et quêtent le réconfort, nous fait entrer dans une autre dimension (le paysage grandiose, déjà estompé sous la charge des affects, a disparu dans le noir) ; et nous basculons dans un processus complexe : surgissement d’un événement violent, accroc saisissant dans le tissu narratif d’une histoire simple de prime abord, accélération du rythme (et du montage), passage à l’acte de la part de l’héroïne. Comme la traduction en quelques instants d’une métamorphose qui a mûri de façon souterraine pendant la majeure partie de cette expérience initiatique pour Sam, la jeune fille en devenir.
Chris et Matt n’en reviennent pas et nous, spectateurs, sommes dans la sidération devant la rage froide et silencieuse de Sam. L’héroïne farouche, imaginée et mise en scène avec finesse et intelligence par la cinéaste India Donaldson, fait face aux représentants désorientés de la gente masculine, comme pour leur signifier la voie sans retour d’une émancipation en cours.
Samra Bonvoisin
« Good One », film d’Indian Donaldson-sortie le 13 novembre 2024
Sélection officielle Sundance Film Festival, Sélection La Quinzaine des Cinéastes,
Cannes 2024