Le 31 octobre 2024, le BO publie un étrange objet : la refonte des composantes « français » et « mathématiques » des programmes de cycle 1 (école maternelle) et 2 (CP au CE2) de l’école primaire, qui a vocation à « remplacer les parties relatives à l’enseignement du langage et des outils mathématiques de l’annexe de l’arrêté du 18 février 2015 ».
Premier étonnement : dans quel ensemble ces parties s’insèrent-elles ? Les programmes de 2015 comprenaient pour chaque cycle de grands principes et des domaines ayant fait l’objet de larges consultations au sein de la communauté scientifique et éducative. Quid de leur persistance ? En prenant connaissance des quelque 88 pages qui composent le contenu publié la semaine dernière, on peut craindre que la cohérence des programmes aille rapidement s’effacer derrière l’inflation de prescriptions contenues dans ces parties dévolues aux apprentissages « fondamentaux ».
La valse des programmes
Avant de tenter d’en dégager quelques grandes lignes, rappelons le cadre : les « programmes », qui sont les textes officiels de rang le plus élevé, surplombant les décrets, circulaires et autres « guides », sont soumis depuis quelques décennies à une accélération vertigineuse, qui laisse de plus en plus de professionnels désemparés, y compris les cadres. Là où les programmes, durant le XXe siècle, duraient plus de 25 ans, le rythme du changement s’est emballé au XXIe : 2002, 2007, 2008, 2015, 2018, 2020 et désormais 2025, avec entre temps une avalanche de « livrets » et de « guides » dont la prescription peine à démêler la primauté et la durée de validité.
Une vision mécaniste des apprentissages
Seconde évolution : là où les programmes étaient des documents relativement synthétiques, qui rassemblaient les grands objectifs donnés par la Nation après de larges consultations visant à construire des consensus, les dernières publications sont de plus en plus prescriptives, à la fois sur les objectifs, les méthodes et les objectifs annuels, transformant l’exercice en multiple catalogue d’injonctions qui fait rapidement perdre la boussole de la direction à suivre. Pire, les objectifs généraux disparaissent sous la pression d’une conception de l’élève et des apprentissages très largement déconnectée du réel, dans laquelle l’élève idéal doit acquérir très précocement des habiletés et des connaissances procédurales tout à fait à distance de la réalité des inégalités sociales et de développement.
Des méthodes qui n’ont pas fait la preuve qu’elles pouvaient s’attaquer aux inégalités
On pourrait avec raison objecter que les écarts persistants de résultats constatés à chaque palier de la scolarité nécessitent de prendre le taureau par les cornes, pour ne pas se contenter de continuer à constater des inégalités préoccupantes. Mais est-ce en donnant de plus fortes posologies de principes qui ont largement montré leur inefficacité depuis dix ans que l’on va réduire le mal ? Les auteurs de cette nouvelle composante maths et français des programmes, manifestement très inspirés par les courants dominants au sein du CSEN (Conseil Supérieur de l’Éducation Nationale, qui a fait récemment face à une série de démissions pour cause d’aveuglement idéologique), semblent en être convaincus.
Pour illustrer, prenons l’exemple d’un élève de quatre ans (oui, oui, quatre ans) tel qu’il apparait à travers les descriptions, puisque les objectifs d’acquisition sont désormais annuels : il peut (liste non exhaustive mais tous les exemples sont vrais) ajouter, supprimer, permuter, répéter, fusionner, substituer les syllabes d’un mot dit à l’oral, entendre et discriminer des phonèmes, participer à l’activité de dictée à l’adulte et s’engager dans des essais d’écriture, écrire un mot transparent avec l’appui d’un modèle, jouer avec la langue en inventant des pseudo-mots, comprendre la destination de différents écrits, commencer à comprendre les informations implicites (émotions, états et sentiments des personnages), utiliser le principe de cardinalité pour dénombrer une collection par énumération, nommer le nombre (inférieur ou égal à six) correspondant à une quantité d’objets ou à une représentation analogique et vice versa, compléter une bande numérique lacunaire, rechercher le tout ou une partie dans un problème de parties-tout, classer des solides et des formes planes, utiliser à bon escient les locutions « plus long que », « plus court que », « de même longueur que » ou verbaliser les éléments d’un motif répétitif simple visuel, sonore ou gestuel…
Les enseignantes de maternelle ne mettront pas longtemps à mesurer l’écart entre cet élève-type et ceux qu’elles connaissent dans leur classe, surtout dans les réseaux de l’Education Prioritaire. Elles se demanderont sans doute par quelle magie les élèves réels pourraient ressembler à ceux rêvés par les concepteurs des programmes. A moins qu’elles n’en concluent que la majorité de leurs élèves n’aient urgemment besoin de prise en charge spécialisées ou de « remédiations » dont elles auront bien du mal à trouver les vecteurs.
Une vision mécaniste des apprentissages
Derrière ce premier exemple, on voit bien les motifs qui ont présidé à l’écriture de ces recommandations, dans une vision totalement mécaniste des apprentissages : puisqu’on veut qu’à tel âge, ils maitrisent telle compétence, alors on va méthodiquement définir ce qu’ils doivent faire l’année précédente, et encore l’année précédente, dans l’espoir qu’ils puissent y parvenir.
Mais réclamer qu’un enfant de 4 ans puisse « discriminer des phonèmes », au nom du fait que quelques-uns aient dans leur environnement toutes les conditions pour qu’ils puissent y parvenir, n’est-ce pas condamner tous les autres à se retrouver « en échec », alors que ces compétences sont surtout développementales ? Pour rester sur cet exemple, alors qu’on sait que la capacité à discriminer des phonèmes est souvent la conséquence de l’entrée dans l’écrit, n’est-il pas dangereux d’ancrer l’idée que c’en serait un préalable ?
Dans un autre ordre d’idée, si on prend l’exemple de la construction de la numération décimale au cycle 2, dont tous les enseignants (et les didacticiens !) savent à quel point elle est longue et complexe, et qu’elle va demander un travail inscrit dans le temps long, cette nouvelle version des programmes écrit simplement que « l’élève sait que commencer par les organiser totalement en groupes de dix facilite la comparaison et le dénombrement », et continue à installer des repères du type « Au plus tard en période 2 de CP, les élèves travaillent avec des quantités et des nombres allant jusqu’à cinquante-neuf. Au plus tard en période 3, les élèves travaillent avec des quantités et des nombres allant jusqu’à cent » comme si c’était le nombre de dizaines manipulées qui faisait obstacle à la compréhension profonde de la numération décimale.
Des listes de compétences à acquérir comme seul horizon ?
Dans les 88 pages du copieux document, le leitmotiv revient : c’est par « une démarche pédagogique structurée, régulière et claire » que les enseignants doivent organiser chaque jour leur enseignement, pour la lecture, l’écriture, l’oral, le vocabulaire, la grammaire ou l’orthographe, comme pour les différents domaines des mathématiques. Qui serait contre ?
Mais comme pour l’élève de 4 ans, les ambitions pour l’élève de CE1 sont grandes : il lit des phrases contenant des morphèmes grammaticaux et lexicaux muets (ex. : ils chantent, le lait, etc.) de manière fluide sans vocaliser les lettres muettes, en modifiant sa voix et sa cadence en fonction du sens, il restitue les enchainements logiques et chronologiques d’un récit et peut le résumer oralement, il relit son écrit et corrige l’orthographe en fonction du texte et des indications du professeur, il indique s’il y a des omissions, des incohérences et des répétitions, il est capable de réinvestir les tournures linguistiques et les postures apprises lors des séances dédiées à l’enseignement des différents types de discours, il utilise des termes comme d’abord, pour commencer, ensuite, donc, par conséquent, enfin, pour terminer, pour conclure, il comprend le sens des expressions non-littérales comme « avoir une peur bleue », il catégorise les mots par classe grammaticale, il comprend les liens sémantiques et morphosyntaxiques qui existent entre le sujet et le verbe. Mais il sait également qu’à partir d’un tout donné, une même fraction peut être représentée de différentes manières, que l’ordre des facteurs n’a pas d’importance dans une multiplication, il connait les multiples de 25, sait effectuer rapidement et mentalement des additions comme 746 + 80, détermine facilement la moitié de 470, utilise un schéma en barre pour modéliser un problème, sait combien le fermier va utiliser de boite de 6 oeufs pour vendre ses 75 œufs au marché. Il apprend aussi, grâce aux nombreux tests en temps limité qu’on organise pour lui, à abandonner des procédures peu efficaces au profit des procédures enseignées par le professeur…
Un métier réduit au rôle d’exécutant ?
Pour généraliser ces quelques exemples dont le lecteur découvrira la densité, c’est bien là le paradoxe de ce type de document prescriptif : il dit tout ce que les élèves devraient savoir faire, mais sans jamais aider les enseignants à comprendre ce qui est difficile pour y parvenir.
Il est évidemment légitime, dans des domaines aussi cruciaux que la maitrise de la langue orale ou écrite comme pour celle de tous les éléments constitutifs des mathématiques (nombre, calcul, problèmes, géométrie, gestion de données) de lister des ambitions, des objectifs, des types d’activité susceptibles de nourrir la pratique des enseignants, et de valoriser des objectifs d’apprentissages élevés, comme le rappelaient les programmes de 2015 : « tous les enfants sont capables d’apprendre et de progresser ». Mais à réduire les objectifs d’enseignement à des listes prescriptives, ces nouveaux textes prennent plusieurs risques :
- celui de renvoyer les enseignants à un rôle d’exécutant qui aurait la responsabilité solitaire de mettre en oeuvre des objectifs hors de portée pour les élèves, car construits hors de toute référence aux contextes de vie et de développement de nombreux enfants,
- réduire les contenus d’enseignement qui doivent nourrir la richesse des curriculum de l’école primaire aux « fondamentaux » qui seraient préalables à l’acquisition des savoirs que l’Ecole doit garantir à tous,
- faire enfler ainsi la prescription concernant ces deux domaines, et ainsi renforcer l’idée que les sciences, les arts, l’EPS, l’histoire ou la géographie seraient des suppléments d’âme qu’on pourra aborder lorsque les contenus fondamentaux seront acquis. On sait au contraire que la spécificité des savoirs scolaires, de la transformation fondamentale du rapport au monde que l’Ecole doit garantir à chaque enfant, s’acquiert dans de lents processus d’un « parler, lire et écrire le monde » qui se construit dans toutes les disciplines, dans toutes les dimensions des savoirs culturels construits par l’humanité.
Aider les enseignants à mieux faire réussir les élèves, une affaire de formation plus que de cadrage
Faire entrer, progressivement, tous les élèves dans ce rapport scriptural au monde n’est pas affaire de forçages ou de dressages précoces, mais de compétence des enseignants, individuellement et collectivement, à comprendre ce qui fait obstacle aux apprentissages des élèves, à construire des cadres sécurisants qui vont permettre à tous d’entrer dans ce monde si spécifique, et parfois si éloigné d’eux, qu’est l’Ecole, ses normes, ses règles, ses modes d’usage du langage. C’est apprendre à tous, élèves comme enseignants, à décoder les implicites des réquisits scolaires, à ne pas confondre la tâche et le but de la tâche, mais aussi aider à se sentir en capacité de le faire, à s’engager dans le travail intellectuel, à être guidés à bon escient pour le faire, à recevoir les feedbacks nécessaires au bon moment, par un travail langagier exigeant mais progressif.
Malheureusement, en naturalisant comme des évidences des listes de savoirs ou de procédures sans aider les enseignants à identifier les noeuds de problèmes pour y parvenir, sans remettre les ambitions de l’Ecole dans un tout qui associe objectifs élevés et moyens pour y parvenir, ces nouveaux textes risquent de creuser encore la défiance entre un « terrain » chargé de « faire avec » toutes les difficultés sociales et les inégalités, et un ministère de plus en plus hors-sol dans sa prescription, divisant à dessein ceux qui prescrivent, ceux qui exécutent et ceux qui contrôlent.
Rien qui ne soit de nature à redonner confiance face aux inégalités grandissantes et à ses conséquences sur le quotidien de l’Ecole.
Patrick Picard
Télécharger les nouveaux programmes :
Programme d’enseignement pour l’acquisition des premiers outils mathématiques du cycle 1
Programme de français du cycle 2
Programme de mathématiques du cycle 2
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