« Plus d’école n’a pas que des effets positifs » disent les sociologues François Dubet et Marie Duru-Bellat dans cet entretien au Café pédagogique. Dans leur dernier livre publié à la rentrée L’emprise scolaire aux éditions Presses De Sciences Po, ils dénoncent le poids de l’école qui mène à une instrumentalisation des choix scolaires et d’études. Dans un contexte de crises multiples de l’École, ce livre invite à une réflexion sur l’École à travers les critiques adressées à un système éducatif, à une culture scolaire dans une société de mise en concurrence. Ils rappellent qu’on demande toujours plus de l’école, or pour eux « plutôt que de tout attendre de l’école quitte à ce qu’elle déçoive toujours, peut-être faudrait-il admettre que l’école n’est pas seule à éduquer».
Votre livre a un titre aux accents polémiques ou contradictoires, il s’intitule « l’emprise scolaire ». Allez-vous à rebours de l’idée d’école comme progrès ? Pourriez-vous commencer par définir ce que vous entendez par « emprise scolaire » ?
L’expression « emprise scolaire » fait penser spontanément au poids du diplôme pour trouver une place dans le monde professionnel et toute la société. Ce poids est réel, écrasant même, mais il y a plus insidieux : le diplôme sanctionne une scolarité plus ou moins réussie censée résulter de vos capacités personnelles, de votre mérite. Le diplôme signe donc votre valeur personnelle et ce que vous estimerez légitime d’avoir dans la vie. Il affecte la confiance en soi, l’assurance de connaissances et de capacités d’action supérieures à tous les autres moins diplômés, dont certains quittent l’école persuadés qu’ils sont « nuls ». Et cela vous suit toute votre vie durant.
Les parents ont bien compris cet enjeu, et ils vont tout faire pour que leur enfant décroche le diplôme le plus élevé possible, avec pour conséquence que la réussite scolaire devient le critère ultime, parfois obsessionnel, toujours très envahissant, d’une éducation réussie. L’emprise scolaire se diffuse également dans le monde du travail, où l’on tend a priori à considérer les diplômés comme plus compétents que les non diplômés, leurs connaissances académiques valant forcément mieux que les savoirs issus de l’expérience, sans compter toutes les qualités personnelles. La société est tout entière et de plus en plus sous l’influence des jugements scolaires, dont tout éducateur connaît bien les arbitraires et les angle-morts, et c’est en ce sens que plus d’école n’a pas que des effets positifs…
Votre bilan de la massification en termes de justice sociale est mitigé, vous dénoncez la valeur instrumentale de l’éducation et la rentabilité du diplôme. Vous décrivez « un système qui bénéficie aux riches, aux gagnants où on veut « s’éduquer plus pour gagner plus ». Pouvez-vous expliquer cela ?
La massification est un succès si l’on considère l’élévation du niveau de diplôme de tous ou presque tous (bien qu’il ne faille jamais oublier ceux qui y échappent). Alors qu’au seuil des années 1950, 5 % des jeunes décrochent le baccalauréat, c’est le lot, aujourd’hui, de plus de 80 % d’une génération. Avec 50,3 % de diplômés du supérieur parmi les 25-34 ans, la France affiche un taux plus élevé que la plupart de ses voisins, nettement supérieur à la moyenne européenne (41,2 %) et même aux États-Unis (45 %).
Mais si ces constats sont a priori positifs, il faut souligner deux bémols. Tout d’abord, la massification s’est faite par un allongement des parcours et non par l’augmentation, proportionnelle du moins, des savoirs acquis. Si on a réduit drastiquement les redoublements, les difficultés des élèves n’ont pas disparu pour autant ; et en l’absence de dispositions pédagogiques spécifiques, nombre d’enseignants et le Ministère lui-même observent que le niveau moyen des élèves au sortir du primaire a globalement baissé depuis les premières évaluations strictement comparables, soit depuis la fin des années 1980[1]. C’est le cas en français, surtout pour les élèves faibles, avec par conséquent un creusement marqué des inégalités entre élèves, selon leur milieu social notamment. Ces inégalités dès les premiers apprentissages vont se cumuler ensuite, même si les élèves vont plus loin.
D’où une égalisation ambigüe. Alors que la perspective d’une scolarité dans le secondaire, permettant d’accéder à l’enseignement supérieur, n’était offerte qu’à une petite minorité des enfants d’ouvriers, aujourd’hui, presque les deux-tiers d’entre eux obtiendront ce diplôme. Les enfants de cadres, eux, sont pratiquement certains d’être dans ce cas. Aujourd’hui, malgré un resserrement incontestable des chances d’accéder au supérieur, les chances d’en sortir diplômé varient encore fortement selon les milieux sociaux : parmi les 25-29 ans, les deux-tiers des enfants de cadres et de professions intermédiaires sont titulaires d’un diplôme supérieur contre un tiers des enfants d’employés ou d’ouvriers. Les plus favorisés approchent d’un seuil au-delà duquel toute progression « quantitative » devient très limitée, et ils devront donc, dans l’enseignement supérieur, jouer la carte de la diversification pour préserver leur avantage.
Parce que la massification se traduit par des scolarités plus longues, dans un système qui s’est considérablement diversifié, les familles les mieux informées et les moins dissuadées par le coût des études sont à même de pousser leurs enfants plus loin, et le classement social reste quasi inchangé. Ces stratégies sont d’autant plus compréhensibles qu’il vaut toujours mieux être plus diplômé, plus que les autres : le taux de chômage des jeunes ou, à l’inverse, le salaire à l’embauche, s’ordonnent selon le diplôme ; ce rendement relatif du diplôme est même d’autant plus important que le nombre de diplômés s’accroît. Il faut donc s’éduquer plus que les autres pour gagner plus que les autres ! Cette visée instrumentale domine les scolarités : on apprend ou on choisit comme option ce qui va « servir » à aller plus loin.
La massification et donc la baisse de la valeur du diplôme serait-elle à l’origine du déclassement ?
La massification accroît la concurrence pour des places dont la distribution découle de la structure du monde du travail et non de l’école. Quelle que soit la valeur intrinsèque des diplômes – ce qu’ils garantissent comme savoirs ou compétences -, et bien que le diplôme ait toujours un rendement relatif incontestable – il classe bien les postulants -, son rendement « absolu » – la place qu’il permet d’obtenir – est en baisse. C’est pour cette raison qu’on parle de déclassement. Par exemple, alors qu’avec un diplôme du supérieur, vous aviez toutes chances d’occuper un emploi de cadre dans les années 1960, aujourd’hui, cette probabilité est de plus en plus faible et l’accès à un emploi de cadre devient l’apanage des jeunes les plus diplômés : si c’est le cas de la quasi-totalité des docteurs et des deux-tiers des « bac +5 » (quand on raisonne toutes filières confondues), ce chiffre tombe à 13 % chez les « bac +3 » (ou 4), à 6 % chez les « bac +2 » et devient quasi nul avec le seul bac. Globalement, les études du Céreq concluent sans ambiguïté à une accentuation du déclassement au fil du temps. Ainsi, dans certaines filières, près de la moitié des titulaires d’un master n’occupent pas aujourd’hui un emploi de cadre 3 ans après avoir quitté l’Université.
On comprend sans mal que les jeunes bacheliers qui, à la fin des années 1960, se plaçaient à hauteur de 70 % sur des emplois de cadres ou de professions intermédiaires alors qu’ils ne comptaient que pour 15 % d’une classe d’âge, ne puissent pas se placer de manière identique quand ils sont 80 % d’une génération, sur un marché du travail où l’on compte, en 2023, 24,6 % de professions intermédiaires et 21,5 % de cadres, soit moins d’un emploi sur deux. La concurrence est bien plus rude et les décalages inévitables. Le rapport global entre les flux de diplômés et les flux d’emplois qualifiés résulte de la dynamique de l’expansion scolaire, d’un côté, et de l’état du marché du travail et de la conjoncture économique, de l’autre. L’école n’a pas la main sur le marché du travail, et les métiers exigeant de très hauts savoirs académiques ne sont pas amenés à se développer davantage que ceux exigeant des compétences relationnelles ou personnelles (créativité, dynamisme…) qui ne sont pas garanties par de longues études.
Il n’en demeure pas moins que ce déclassement objectif est dur à vivre pour les jeunes, notamment quand ils découvrent que leur situation ne sera guère différente de celle de leurs parents malgré un investissement scolaire important. Cela dit, cette amertume est tempérée par les comparaisons que les jeunes peuvent faire avec leurs pairs, et sans doute de nouvelles normes se diffusent. Mais le coût psychologique et aussi financier de ce « plus pour avoir moins », interroge…
Vous écrivez « pour défendre l’éducation, il faut limiter l’emprise scolaire ». « Education » et « école » s’opposent-elles ?
Toute école vise trois objectifs : elle instruit, elle hiérarchise les mérites, et elle éduque. Elle éduque en formant des citoyens et des individus autonomes, capables de raisonner, d’adhérer aux valeurs de la démocratie et de la solidarité… C’est ce que Durkheim appelait, dans un langage qui n’est plus le nôtre, « l’éducation morale », et cette vocation éducative est toujours au cœur de l’école. L’éducation ne s’oppose donc pas à l’école, mais on peut se demander si elle est toujours aussi efficace qu’on le croit et qu’on le désire malgré la multiplication des déclarations publiques et des « éducations à ».
Il va de soi que l’emprise scolaire accroit le rapport instrumental aux études et que les choix scolaires sont commandés par la « rentabilité » des études, des formations et des disciplines. Mais l’affaiblissement des capacités éducatives de l’école ne tient pas seulement à l’emprise scolaire. Il procède aussi de la perte du monopole culturel scolaire quand les élèves accèdent à des ressources et à des connaissances que l’école ne contrôle plus. Dans ce cas, la culture scolaire est perçue comme étant de plus en plus scolaire, réduite à son académisme et à ses performances évaluatives quand les écrans multiplient les ressources et les offres. L’école et la famille ne sont plus seules à éduquer et la critique rituelle des médias, des familles, des réseaux et du net ne change rien à l’affaire. Elle est d’autant plus vaine que la massification a ouvert les portes du sanctuaire et que l’enfance, l’adolescence et la jeunesse sont entrées dans une école qui s’en accommode plus ou moins bien.
L’éducation scolaire ne passe plus par les leçons de morale et d’instruction civique et la multiplication des modules consacrés aux valeurs de la République, à l’alimentation et à l’écologie ne peut s’opposer à une mutation profonde de la transmission quand décline l’autorité des institutions. Conformément aux perspectives de Dewey vieilles de plus d’un siècle, on apprend en faisant et en expérimentant, ce qui est très loin du modèle pédagogique français malgré l’imagination et l’enthousiasme de beaucoup d’enseignants.
Évidemment, les difficultés de recruter les enseignants, observées aussi dans les pays qui paient nettement mieux les enseignants que le nôtre, sont le symptôme d’une « crise de l’éducation » qui ne s’explique pas seulement par la nostalgie du monde d’avant. Alors que le métier d’enseignant est de plus en plus difficile et exigeant, nous avons partout le sentiment que l’école a du mal à instaurer ses valeurs alors même que, en France notamment, on attend de plus en plus de l’école.
Plutôt que de tout attendre de l’école quitte à ce qu’elle déçoive toujours, peut-être faudrait-il admettre que l’école n’est pas seule à éduquer et qu’il faudrait mobiliser d’autres acteurs à commencer par les mouvements d’éducation populaire, les médias, les associations et le net. On ne grandit pas seulement à l’école et l’éducation devrait être l’affaire de tous si l’on veut que les jeunes comprennent dans quel monde ils vivent et comment ils peuvent le changer.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
[1] Les Notes d’information de la DEPP qui en attestent se succèdent, de 2008 à 2020 (n°08.38 ; 19.08 20.33).
L’emprise scolaire – Quand trop d’école tue l’éducation Editeur Presses De Sciences Po 30/08/2024 ISBN 2724643003
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