« Permettre la dispute professionnelle est donc un objectif fondamental de mes recherches ». Frédéric Grimaud est professeur des écoles depuis une vingtaine d’années dans l’académie d’Aix-Marseille. Il est également chercheur associé. Le Café pédagogique lui pose des questions sur son travail qu’il aura l’occasion de présenter dans les prochaines semaines.
Vous êtes professeur des écoles et chercheur. Pouvez-vous expliquer votre démarche ?
J’ai été essentiellement en poste en ULIS mais depuis quelques années j’enseigne dans une maternelle. C’est mon métier quoi !
Parallèlement en 2014 j’ai soutenu une thèse de doctorat sur la scolarisation des élèves en situation de handicap du point de vue de l’activité de travail de l’enseignant, dirigée par le professeur Daniel Faïta. Et depuis, je suis chercheur associé à Aix-Marseille Université dans le cadre d’une convention entre la faculté et le syndicat FSU-SNUipp, au départ dans l’équipe ERGAPE dirigée alors par René Amigues, puis dans le programme CLAEF dirigé par Frédéric Saujat et actuellement, c’est le programme de recherche GRIFFE dirigé par Christine Félix qui m’accueille. Mes recherches en sciences de l’éducation empruntent alors un cadre méthodologique aux sciences de l’analyse du travail, comme l’ergonomie ou la clinique de l’activité. Mais la commande de ces recherches est particulière puisqu’elle émane d’un syndicat qui me propose une porte d’entrée dans le travail enseignant et qui participe à animer le terrain de mes recherches. Ainsi j’ai effectué des recherches sur l’activité de la direction d’école, sur l’activité des professeur.es des écoles en dehors de la présence des élèves ou encore durant la période de confinement. Actuellement, mon objet de recherche est le travail des AESH.
Comment qualifieriez-vous votre objet de recherche ?
Mon objet de recherche, c’est l’activité de travail et mes sujets sont les professionnels de l’éducation, essentiellement les professeurs des écoles. Aussi je considère ces derniers comme des travailleurs et j’observe leur activité comme on le ferait pour n’importe quelle profession. Pour le dire plus simplement, mon objet de recherche ne concerne pas les élèves ou le système éducatif. Bien entendu je sais qu’ils sont là, que les apprentissages sont une préoccupation majeure des enseignants et que leur activité se fait dans un milieu chargé d’histoire et en pleine évolution que sont les écoles primaires. Mais vraiment, ce qui m’intéresse, c’est l’activité ordinaire des professeurs des écoles, de comprendre les choix qu’ils font quand ils sont en classe, d’appréhender toutes les dimensions de leur métier, de définir leur tâche et les moyens qu’ils ont pour la réaliser, mais aussi de mesurer ce qui les empêche de faire un travail de qualité et qui peut altérer leur santé. J’essaye de prendre au sérieux la notion de travail et de ne pas perdre de vue que les professeurs des écoles sont d’abord des travailleurs. Pour cela, j’interviens dans leur quotidien en passant avec eux des entretiens cliniques, en mettant en place un cadre propice à faire émerger les dilemmes de leur métier et, quand c’est possible, à organiser avec eux des controverses, des disputes, sur la qualité du travail.
Qu’appelez-vous la « dispute » professionnelle ?
Mes recherches visent à donner la parole au travail. Pour cela, je pars du principe qu’aucun enseignant n’est dépositaire seul des bons gestes et donc à un moment, il va arriver qu’un enseignant sujet de la recherche ne soit pas d’accord avec la manière de s’y prendre d’un autre, qu’il critique ses choix, qu’il dise « tu vois, moi, je ne fais pas comme toi ». Ces moments dans les temps collectifs de la recherche sont précieux car ils mettent en lumière qu’il existe plusieurs manières de s’y prendre, plusieurs façons de concevoir ou d’utiliser un outil, plusieurs gestes pour répondre à différentes préoccupations, qui sont propres à chaque sujet. C’est selon moi ce qui fait que ce travail est vivant. On retrouve dans l’histoire de l’analyse du travail de nombreux articles sur ce sujet et des chercheurs de renom, bien entendu ceux qui ont dirigé ma thèse (Faïta et Saujat) mais également Yves Clot ou Yves Schwartz, ont montré l’importance de la dispute professionnelle pour celui qui voudrait comprendre l’activité de travail d’un sujet et participer à la développer. La dispute porte sur la qualité du travail et ce faisant elle permet de mettre des mots sur ce qui fait sens pour le travailleur dans son métier, sur les valeurs qu’il porte, sur la définition du travail bien fait.
La dispute professionnelle est donc l’objectif essentiel de votre recherche et elle est centrale selon vous dans le métier enseignant. Pourquoi ?
Permettre la dispute professionnelle est donc un objectif fondamental de mes recherches et autant que faire se peut, j’essaye de faire émerger chez les enseignants qui y participent des controverses, et de les faire vivre. Cela pourrait résumer l’essentiel de mon activité de chercheur. Mais au-delà de l’aspect euristique, je comprends depuis quelques années que cela a aussi une importance fondamentale dans la survie même du métier enseignant. Ce métier est la cible depuis l’arrivée de nouvelles formes de management, d’attaques violentes de la part des politiques néolibérales. Les successions de réformes de ces dernières années ont participé à dévitaliser le métier, à remplacer l’autonomie procédurale des enseignants (que l’on peut appeler liberté pédagogique sans pour autant superposer ces deux termes) par une injonction aux bons gestes. Les critères du bon travail tendent à échapper à ceux qui le font et sont confisqués par une administration qui essaye de dire ce qu’il faut faire, comment il faut le faire, avec quels outils. J’ai tenté de décrire ce phénomène dans mon dernier ouvrage mais disons ici que la dispute professionnelle, c’est l’inverse du processus de déqualification qui est à l’œuvre dans le métier enseignant et qui le dépossède petit à petit de son sens. Organiser la controverse sur les critères du bon travail, c’est permettre au métier de rester vivant et favoriser une forme de démocratie dans le travail.
Et ce sujet sera donc l’objet de vos chroniques dans le Café pédagogique ?
Depuis plusieurs années je cumule des centaines d’heures d’entretiens de professeurs des écoles, qui parlent de leur métier, qui disent comment ils organisent leur travail, qui détaillent les choix qu’ils font lorsqu’ils sont en classe. Parfois, ils ne sont pas d’accord entre eux et parfois aussi, ils se disputent. Cette chronique exposera chaque semaine deux points de vue, deux manières de faire, de deux professeurs des écoles. Aucun des deux n’a raison, aucun des deux n’a tort, mais ils assument ne pas faire exactement la même chose … et ce faisant ils font vivre leur métier.
Propos recueillis par Djéhanne Gani