« Le Ministère de l’Éducation nationale a deux siècles » écrit Claude Lelièvre. L’historien spécialiste nous apporte un éclairage historique et revient sur le choix et le sens des différentes dénominations « Instruction publique » ou « Éducation nationale ». L’usage de ces termes fait toujours couler beaucoup d’encre.
Il a bien été érigé le 26 août 1824, mais sous une autre appellation : « ministère des Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique ». Certains ont prétendu que ce changement d’appellation avait énormément de sens, en faisant du même coup un contre-sens historique de première grandeur. Ils ont lu dans ces deux dénominations successives le signe d’une priorité accordée d’abord à « l’instruction » avant celle qui se serait imposée ensuite, à savoir une priorité donnée à « l’éducation » ; en y voyant par ailleurs le signe manifeste d’une déliquescence historique du rôle de l’École.
L’intitulé « instruction publique » apparaît effectivement en premier, le 26 août 1824. Et, de fait, le ministère dévolu à l’École ne sera appelé ministère de « l’Éducation nationale » qu’en 1932. Mais cela ne signifie pas du tout qu’en réalité l’École est passée de « l’instruction » à « l’éducation » (de « l’instructif » à « l’éducatif ») si l’on regarde de près ce qui a eu lieu (contrairement à ce qui a été soutenu par certains, tel Jean-Claude Milner dans son célèbre pamphlet De l’École, paru en 1984), une thèse reprise récemment pour l’essentiel par un certain Eric Zemmour.
D’abord parce que le premier ministère de plein exercice dévolu à l’École a été institué en pleine période ultra-royaliste et cléricale par l’ordonnance du 26 août 1824 qui crée un ministère des « Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique » confié à un évêque : monseigneur Denis Frayssinous (lequel était déjà « grand-maître de l’Université », la supervision de l’École étant alors jusque-là intégrée au ministère de l’Intérieur). Il y allait de ce que l’on appelait le « gouvernement des esprits ».
Et si la dénomination « instruction publique » a alors été préférée à celle d’« éducation nationale », c’est parce que ce dernier intitulé renvoyait pour l’essentiel au moment le plus révolutionnaire de la Révolution française. Et ce ne pouvait être la prédilection des ultra royalistes alors au pouvoir…
La dichotomie entre éducation et instruction, même si elle ne peut jamais être tenue jusqu’au bout, a en effet structuré en profondeur depuis la Révolution française le débat public sur l’École, et on peut la saisir au mieux dans son sens originel par l’intervention emblématique de Rabaut Saint-Etienne devant la Convention en décembre 1792 : « Il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. L’instruction publique éclaire et exerce l’esprit ; l’éducation nationale doit former le cœur ; la première doit donner des lumières et la seconde des vertus ; l’instruction publique est le partage de quelques-uns ; l’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous ».
Si l’on doutait encore de l’option « éducative » (et même » ultra-éducative ») de la création du ministère de l’Instruction publique (en dépit de son intitulé), le mieux est alors de suivre son premier titulaire, Monseigneur Frayssinous, dans sa première circulaire aux recteurs, on ne peut plus révélatrice : « Sa Majesté, en appelant à la tête de l’Instruction publique un homme revêtu d’un caractère sacré, fait assez connaître à la France entière combien elle désire que la jeunesse de son royaume soit élevée dans des sentiments religieux et monarchistes ». Et l’évêque se fait menaçant : « celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou de ne pas être dévoué à la famille régnante devrait bien sentir qu’il lui manque quelque chose pour être un instituteur de la jeunesse ».
Claude Lelièvre