Dominique Bucheton, professeure honoraire des Universités, s’inquiète de l’arrivée possible au pouvoir du parti d’extrême droite créé par Jean-Marie Le Pen. « Des valeurs fondamentales en péril, dont nous sommes encore les gardiens » écrit-elle dans cette tribune qu’elle signe dans le Café pédagogique. Pour autant, même si le barrage démocratique existe, l’École ne doit pas rester en l’état estime-t-elle. « Oui, il faut d’abord barrer la route au front national, peste brune déguisée, souriante, mais ensuite et en urgence s’engager tous ensemble, durablement dans une réflexion largement démocratique. Pourquoi pas des états généraux pour l’école de demain ? »
La question posée au deuxième tour de ces élections, à nous tous, enseignants, parents, éducateurs, cadres de l’institution, inspecteurs, formateurs, chercheurs, à nous tous responsables de l’éducation des enfants, des adolescents, interroge douloureusement notre conscience citoyenne et professionnelle. Pour nombre d’entre nous, elle nous bouleverse. Allons nous voir jeté à la poubelle l’engagement citoyen, professionnel de toute une vie ? Pourrons-nous, avec un gouvernement dirigé par la famille le Pen aux manettes, continuer d’enseigner, de transmettre les valeurs fondatrices de la république : Liberté Egalité Fraternité, inscrites au fronton de toutes nos écoles. Ces valeurs sont-elles donc périmées, remplacées déjà dans les discours lepéniste par « ségrégation, obéissance, autorité » ? Allons nous laisser salir, détruire l’image glorieuse, universellement reconnue, de la France pays des droits de l’homme et du citoyen , comme celle, européenne, plus récemment conquise, des droits égaux de tous les enfants à l’éducation ? C’est un modèle de société envié de par le monde qui est mis en péril : tout notre patrimoine culturel, scientifique, historique, laïc, nos conquêtes sociales.
Concernant l’école, ce sont toutes nos luttes, nos engagements professionnels personnels, tous les travaux scientifiques pour plus de justice sociale, de démocratisation scolaire – certes déjà bien attaqués par les ministres marconistes de l’éducation – qui courent le risque d’être laminés un peu plus par un front national, dont, rappelons-le, le fondateur Jean-Marie Le Pen, considère toujours la Shoah comme un « détail » de l’histoire ! Dont de nombreux groupuscules et quelques candidats ne cachent plus leur antisémitisme et racisme, voire ont été condamnés pour tel.
On frémit devant l’ attaque frontale aux principes d’égalité, fraternité , aux lois inscrites dans la constitution. Que vont devenir, que vont penser, comment vont réagir tous ces enfants, ces adolescents, nés en France, mais de parents bi nationaux ou étrangers ayant fait toute leur scolarité en France, quand ils vont comprendre qu’ils n’auront pas droit à la citoyenneté française, pas les mêmes droits aux bourses, à la cantine, à un enseignement de haut niveau à l’université , aux hautes fonctions institutionnelles. ? Allons-nous aussi leur refuser l’accès aux soins , le bénéfice des allocations familiales ? Quelle fraternité, quel » vivre ensemble » allons-nous bien pouvoir enseigner dans les cours d’éducation civique ?
On frémit ad nauseam, que soit demandé aux enseignants de dénoncer tous les mineurs, délinquants ou susceptibles de l’être pour les renvoyer, sans procès, dans disons le, des « institutions de redressement »! On en connait la violence, les maltraitances et l’échec complet en matière de rééducation. Elles ont existé dans un passé pas si lointain. Ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur les causes de cette délinquance : les familles brisées, les femmes seules qui vont faire des ménages fort loin, partent à cinq heures du matin et rentrent tard le soir. Les aînés qui doivent en plus de leurs devoirs s’occuper des petits , la fuite dans l’argent facile de la drogue, l’absence de police de proximité , voire de commissariat dans de très grands quartiers populaires comme à Montpellier. Relisons Victor Hugo ! On sait les ravages de la misère !
La culture en péril
On ne peut-être aussi que très inquiets pour l’avenir intellectuel et scientifique de la nation, sa capacité à penser, inventer quand le front national annonce que les savoirs enseignés, les programmes, les manuels, en resteront pour le primaire à quelques fondamentaux, maths, français et histoire. Des manuels d’histoire « révisés » comme chez Poutine, passés au crible de la passoire idéologique officielle, qui pourraient proposer par exemple de nouvelles lectures de l’histoire de la colonisation, des tortures pendant la guerre d’Algérie, des compromis politiques des droites qui ont permis partout l’arrivée au pouvoir des Hitler, Mussollini, Franco ?. Quand on lit les propositions électorales du front national, on peut aussi se demander quelles éducations à l’écologie, la sexualité, l’économie, seront-elles autorisées ? C’est bien toute notre histoire et culture française, plurielle, métissée, qui risque d’être verrouillée, contrôlée, comme risquent de l’être les enseignants.
Haro en effet sur la liberté pédagogique ! Bien trop dangereuse pour un pouvoir fondé sur l’autoritarisme et la sanction. Une liberté pédagogique pourtant indispensable pour s’ajuster à la diversité des publics, une liberté fondée sur la capacité de décider et d’agir en fonctionnaires responsables et éclairés, dotés d’ un haut niveau de formation, fruit de toute l’histoire et la culture des métiers de l’éducation, de la recherche, des luttes syndicales et associatives. Faudra-t-il jeter aux orties, renier tout ce capital professionnel ?
Mais qui voudra donc encore enseigner ? La pénurie est déjà grave. Qui aura envie de s’engager dans des métiers de l’éducation dont toutes les valeurs fondatrices seront détournées à des fins de contrôle, de tri, de formatage de la pensée des élèves ? Dont les missions ne seront plus d’apprendre à vivre ensemble dans la diversité des identités, des cultures, apprendre à questionner, à réfléchir par soi-même à partir d’une large culture ?
Une autre France, raciste, haineuse ?
La France du front national, ne sera plus la France des droits de l’homme , ne sera plus le pays auquel nous nous sentons fiers d’appartenir ou dans lequel nous avons choisi de vivre. Un pays métissé, issu de nombreuses et fortes migrations, qui ont tant travaillé depuis plusieurs générations ( d’Espagne il y a très longtemps, puis Pologne, Italie, Portugal, Maghreb, Afrique). Un peuple fier, qui a su toujours se rassembler pour entrer en résistance contre toutes les tentatives de pouvoirs autoritaires.
Voter : question de conscience, citoyenne et professionnelle.
Alors, soyons responsables. L’avenir de la France, ses institutions, ses valeurs dépendent de l’engagement de chacun .Tous, ensemble , votons contre le rassemblement national. Pas une voix ne doit manquer pour élire les députés qui résolument, quelle que soit leur obédience politique se présenteront contre le parti de madame Le Pen ? Un parti mortifère pour la démocratie et l’école tout particulièrement.
Mais soyons aussi lucides. Quel que soit le résultat du deuxième tour, le combat pour réparer, instaurer une école à la hauteur des problèmes immédiats du pays et de l’avenir de nos enfants sera encore plus nécessaire. Il nous faudra comprendre pourquoi tant de nos concitoyens se jettent, désespérés dans les bras du Front national, ne sont pas en état d’analyser, décrypter les discours fallacieux et sirupeux de Bardella et des siens, se laissent endormir par des médias, tous ligués contre les forces de gauche. Qu’avons-nous raté dans l’éducation à une pensée critique de tous ces adultes ? Des adultes, des parents déçus par l’incurie des politiques tant sous Hollande que Macron, des citoyens en colère contre les services publics défaillants, les inégalités vécues, contre l’école aussi qui ne leur a pas permis l’ascension sociale qu’ils attendaient, où dont ils ne gardent que peu de souvenirs heureux, un baccalauréat, un BTS qui souvent n’ouvrent que des emplois sous-payés.
Oui, il faut d’abord barrer la route au front national, peste brune déguisée, souriante, mais ensuite et en urgence s’engager tous ensemble, durablement dans une réflexion largement démocratique. Pourquoi pas des états généraux pour l’école de demain ?
Nous sommes tous responsables de l’avenir du pays, celui de nos enfants, petits enfants.
Dominique Bucheton
Professeure honoraire des universités