Chaque vendredi, depuis maintenant six mois le café pédagogique publie un billet consacré à un épisode du podcast consacré aux métiers de l’éducation « Docs sur l’Éduc, la parole à celles et ceux qui font l’école » réalisé à Marseille avec des personnels travaillant majoritairement auprès d’élèves en difficulté d’apprentissage. Aujourd’hui, vendredi 5 juillet, ce sera le dernier numéro de cette série consacré au Nouveau Management Public. Évelyne Bechtold IA-IPR de philosophie et ancienne présidente de l’Institut de Recherches de la FSU, nous explique comment le Nouveau Management Public dessert les services publics.
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Évelyne Bechtold décrit le fonctionnement des formes dominantes de management des services publics gérés comme des entreprises privées. Le cadre devient manager. L’évaluation sous toutes ses formes devient la norme. Les missions des personnels sont dévoyées, le travail créatif devient un travail empêché. Le résultat conduit à une démotivation des personnels, une négation de ce pourquoi ils ont été recrutés, pouvant aller jusqu’au geste ultime. Le service rendu aux personnes dans des domaines comme la santé, l’éducation, l’aide sociale… se dégrade.
Dans quel but ? Justifier une entreprise de démolition conduisant à une privatisation générale ? Il n’est pas interdit de se poser la question.
Dans le débat politique, jusqu’à présent du moins, aucun gouvernement n’avait revendiqué de s’en prendre ouvertement aux services publics (SP). Que ce soit Sarkozy avec sa Révision Générale des Politiques Publiques et ses dizaines de milliers de suppressions de postes, Hollande et sa loi Travail qui a eu aussi des répercutions sur le fonctionnement des SP, ou Macron-Blanquer-Attal avec les politiques que l’on connaît contre l’éducation nationale en particulier.
Mais les attaques sont plus insidieuses et vont sans doute plus loin que « la simple réduction » de la surface des services.
Les origines du Nouveau Management Public (NMP)
Danièle Linhart sociologue travaillant sur l’évolution du travail et de l’emploi nous dit que : « la dictature du changement perpétuel est le nouvel instrument de soumission des salariés »1.
Le management moderne s’inscrit dans la lignée du travail à la chaine théorisé par Taylor et Ford pour augmenter la productivité (ce n’est pas sûr que cet objectif soit atteint en ce qui concerne les SP) et asservir le salariat en le dépossédant de ses savoirs et de toute forme de pouvoir.
Le NMP nous vient des pays anglo-saxons. C’est un concept initié par les conservateurs (sous Reagan et Thatcher), repris par Tony Blair et le parti travailliste britannique.
Cette idéologie portée par la Nouvelle Droite hostile à toute aide et « dépenses » sociales et à l’intervention de l’État a progressivement contaminé les rangs d’une certaine social-démocratie en Europe.
Bon nombre de gouvernements a été convaincu de la nécessité de réduire les budgets sociaux, d’engager des mesures de privatisation, de «réinventer » l’état en introduisant de nouveaux principes de management inspirés du secteur privé. Les services publics ont été alors soumis à la concurrence marchande des entreprises et des associations qui ont été encouragées à se positionner comme prestataires sur les mêmes sujets. On voit bien cette concurrence à l’œuvre en France dans le domaine de l’Éducation entre école publique et école privée, mais aussi sur des segments comme le soutien scolaire, l’éducation populaire, des activités pédagogiques spécifiques, l’orientation, le soutien psychologique, le sport, etc.
L’obligation de résultat
Vouloir réussir à tout prix selon les critères marchands dominants conduit inévitablement à des aberrations et à la négation des principes de fonctionnement d’un Service Public de qualité, notamment dans le domaine éducatif. Si un enseignant est jugé sur le taux de réussite à un examen, de redoublement dans une classe, d’une moyenne trimestrielle… la tentation sera grande d’intervenir sur le réel afin que celui-ci corresponde aux objectifs attendus. Cela ressemble un peu à la gestion des plans quinquennaux à l’ère soviétique.
Par exemple le Sunday Times révélait en février 2018 que 2800 enseignants avaient aidé leurs élèves pendant les épreuves d’un « examen prestigieux » afin d’améliorer les taux de réussite et d’avoir des retombées positives sur leur carrière. Ce modèle sert-il de référence à ceux qui nous gouvernent en France ?
Réformer envers et contre tous·tes
Plutôt qu’un long développement théorique je vais ici prendre un cas bien précis et dramatique que j’ai personnellement vécu.
Dans le cadre d’une énième réforme du lycée amorcée en 2011 (Luc Chatel était alors Ministre), le bac STI (Sciences et Techniques Industrielles) est remplacé par une nouvelle série : STI2D (2D comme Développement Durable), entrant en vigueur à la rentrée 2011 pour les élèves de première, et à la rentrée 2012 en terminale. Les douze spécialités de l’ancienne série STI, chacune liée à un champ professionnel, sont remplacées, pour la session du baccalauréat 2013, par quatre variantes généralistes (Énergie et Environnement, Innovation Technologique et Eco-Conception, Systèmes d’Information et Numérique, Architecture et Construction).
Cette réforme qui gommait la dimension technologique des 12 spécialités existantes au profit d’un enseignement généraliste avec beaucoup moins de démarches expérimentales avaient été combattue, en vain, par la profession qui se sentait niée et qui considérait que son travail, ses qualifications n’étaient plus pris en compte.
Je disais en introduction de cet article que le NMP pouvait conduire au geste ultime et c’est ce qui s’est passé la veille de la rentrée scolaire 2013.
Pierre Jacque (je cite son nom parce que les faits ont été rendus publics) professeur d’électronique à Marseille se suicidait un dimanche soir. Il laissait une lettre que ses collègues – avec l’accord de la famille – avaient rendu publique :
« […] Pendant ce temps nous avons appris que la note du bac porterait uniquement sur le projet final est que la note serait constituée de deux parties égales, une attribuée par un jury suite à une soutenance orale avec support informatique, l’autre attribuée par l’enseignant de l’année au vu du travail fourni par les élèves. Les critères d’évaluation portent principalement sur la gestion de projet et la démarche de développement durable. Il est explicitement exclu de juger les élèves sur les performances et la réussite du projet. Ceci appelle deux remarques. La première est que les critères sont inadaptés, les élèves sont incapables de concevoir et même de gérer un projet par eux-mêmes. De plus la démarche de développement durable est une plaisanterie en spécialité SIN où l’obsolescence programmée est la règle. Comment note-t-on alors les élèves ? À l’estime, en fonction de critères autres, l’inspection le sait mais ne veut surtout pas que la chose soit dite. Du coup cette note relève « du grand n’importe quoi » et ne respecte aucune règle d’équité. Elle est attribuée par un enseignant seul qui connait ses élèves depuis au moins un an et compte tenu du coefficient 6 qui écrase les autres matières, cela viole l’esprit du baccalauréat dans les grandes largeurs. Je considère que ceci est une infamie et je me refuse à recommencer. […] Cette mécanique est conçue dans une idée de concurrence entre les enseignants mais aussi entre les établissements pour créer une dynamique de très bonnes notes à l’examen y compris et surtout si elles n’ont aucun sens. Vous avez l’explication des excellents résultats du cru 2013 du baccalauréat au moins pour la filière technologique.
[…] Et là, la responsabilité de l’éducation nationale est écrasante. Qui osera le dire ? J’essaye mais je me sens bien petit. J’essaye de créer un maximum d’émoi sur la question. J’aurais pu m’immoler par le feu au milieu de la cour le jour de la rentrée des élèves, cela aurait eu plus d’allure mais je ne suis pas assez vertueux pour cela. Quand vous lirez ce texte je serai déjà mort.
Pierre Jacque enseignant du lycée Antonin Artaud à Marseille ».
Travaillant moimême dans cet établissement et étant responsable syndical j’ai eu l’honneur et la lourde tâche de lui rendre hommage : « Pour Pierre la question du travail est une question essentielle, il parle de « faire oeuvre utile », « d’être légitime dans son travail », de « se sentir bien à sa place » en tant qu’enseignant et éducateur. Pour les êtres humains le travail est un élément essentiel de leur accomplissement, il peut être bonheur ou cauchemar. Un philosophe et économiste allemand du XIXème siècle que chacun ici reconnaîtra aisément écrivait en parlant de chacun d’entre nous : « les forces dont son corps est doué, il les met en mouvement, bras et jambes, tête et mains afin d’assimiler la matière en lui donnant une forme utile à la vie. » […]
Qu’est-ce qu’être utile pour un enseignant ? C’est former des générations de jeunes, les faire accéder à un stade supérieur de connaissances et d’humanité, c’est satisfaire les besoins du pays en une population qualifiée et responsable, c’est défendre l’intérêt général.[…] Mais le problème ne se limite pas au contenu d’une réforme celle des lycées et/ou de la série STI2D. Il faut maintenant interroger les formes de management qui se développent dans les entreprises et les services publics, le « New Public Management » où la personne humaine disparaît derrière les objectifs froids, administratifs et économiques. Cette gestion issue du privé broie les femmes et les hommes et rend le travail insupportable, au point de …. Il faut rompre avec ces méthodes avant qu’il ne soit trop tard, rompre avec ces théories qui veulent nous ramener au rang de l’abeille alors que nous sommes tous des architectes. »2
Ceci n’est pas une conclusion
La France vit aujourd’hui un avenir politique des plus incertains, comme elle n’en a jamais connu depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le pire frappe à la porte, le meilleur tarde à apparaître. La question des services publics reste entière. Ils ont été abimés par des dizaines d’années de néolibéralisme. Et ceci permet d’expliquer cela, la déception peut laisser le champ libre à l’extrême-droite.
Comprendre ces mécanismes, est une première étape pour pouvoir les combattre. L’apport d’Évelyne Bechtold est de ce point de vue important et je l’en remercie.
La Saison Une de ce podcast se termine, espérons que la Saison Deux démarrera sous de meilleurs auspices.
Pour écouter l’intégralité de l’entretien avec Évelyne Bechtold,
Cliquer ici
Alain Barlatier
Évelyne Bechtold est l’autrice ou la coordonatrice de deux ouvrages :
Manager ou servir, Editions Syllepse – IR FSU (2011)
Pourquoi joindre l’inutile au désagréable ; Les Éditions de l’Atelier – IR FSU (2018)
Notes
1 : « La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale » Editions Érès 2015
2 : https://www.aix.snes.edu/IMG/pdf/20130905_hommage_a_pierre__AB_.pdf