Mais qui est donc Denis Lavant : protagoniste de « C’est pas moi », le nouveau film de Leos Carax (leur 5ème collaboration), encore à l’affiche, Clov dans « Fin de partie » de Samuel Beckett, actuellement sur les planches du Théâtre de l’atelier à Paris, et bientôt à nouveau Krapp de « La dernière bande » dans la mise en scène, fruit d’un long compagnonnage, de Jacques Osinski, au programme du Festival Beckett, le 17 juillet prochain, en plein air au cœur des ocres de Roussillon-en-Provence ? Ne comptez pas sur cet être atypique au parcours artistique fécond pour éclairer votre lanterne !
Mime, clown, saltimbanque, gymnaste, comédien de théâtre, acteur de cinéma…
Une seule certitude pour nous guider dans le vagabondage de l’acrobate de la scène et des plateaux : le désir commence avec l’admiration pour le mime Marceau, dès l’âge de 13 ans, le goût du silence, associé à l’enfance et à la timidité face aux mots pour nommer les choses et le monde à voix haute. D’où un intérêt précoce pour les arts du cirque, le corps qui bouge comme vecteur des émotions et de la pensée. Puis l’attrait et l’apprentissage de la commedia dell’arte.
Du silence au geste, du maniement du corps à la maîtrise de la parole, les glissements s’opèrent et une admission au Conservatoire national d’art dramatique (institution fréquentée brièvement) concrétise cet accomplissement.
Le théâtre déjà chevillé au corps (Shakespeare, par exemple, et dans « Hamlet » sous la direction d’Antoine Vitez), Denis Lavant vient au cinéma presque par hasard : après des débuts discrets (Robert Hossein, Claude Lelouch), la rencontre avec le cinéaste Leos Carax s’avère essentielle. Ce dernier, pour son premier long métrage, « Boy meets girl », lui confie le rôle d’Alex en 1984 et les spectateurs impressionnés par l’audace formelle et la radicalité du propos découvrent cet acteur étrange au jeu déroutant, lequel devient une sorte de double, de projection imaginaire du réalisateur lui-même. Suivront des œuvres marquantes : « Mauvais sang », « Les Amants du Pont-Neuf », « Tokyo ! » ( pour un sketch), ou encore « Holy Motors »… jusqu’à ce 5ème travail ensemble pour « Ce n’est pas moi », en Sélection officielle, Cannes 2024.
Sans que jamais Denis Lavant ne laisse son image se figer dans quelque personnage que ce soit. Ainsi le retrouvons-nous dans « Beau Travail de Claire Denis en 1999 ou, plus récemment, dans « Tralala » des Frères Larrieu, fantaisie à la loufoquerie poétique et politique, en 2021.
Amour de la scène, prise de risque : Beckett et quelques autres
Impossible de résumer la foisonnante activité au théâtre de ce comédien insaisissable aux talents multiples. Des grands ‘classiques’ dits du répertoire (Shakespeare, Tchekhov, Brecht…) à des auteurs aux registres grinçants voire à l’humour noir (Jarry, Dubillard…), Denis Lavant ne s’interdit rien pourvu que l’amplitude du geste théâtral, les écarts de registres, la conjugaison du geste et de la parole et le pari du ‘seul en scène’ le conduisent à sauter le pas. En pointillé, l’attirance (à deux reprises) pour l’univers radical de Bernard-Marie Koltès, inventeur d’une langue secrète et métissée, rythmée comme un alexandrin avec « La Nuit juste avant les forêts » mise en scène de Kristian Frédric en 2000 (dans la peau d’un personnage soliloquant à l’adresse d’un autre tutoyé, hors champ) ou « Dans la solitude des champs de coton » mise en scène de Frank Hoffmann en 2004 (le Client).
Et la constance de longue dans le travail d’appréhension et d’approfondissement de la langue et l’univers de Beckett, le plus souvent sous la direction de l’ami et metteur en scène Jacques Osinski, sur scène et, une fois encore prochainement, sous les étoiles, dans l’écrin des ocres de Roussillon-en-Provence, pour la 24ème édition du Festival Beckett.
Alors ? D’où vient le désir de jeu sans fin chez Denis Lavant ? Où réside la singulière capacité d’incarnation , immédiatement reconnaissable à cette conjugaison, à la fois familière et inquiétante, d’un corps d’acrobate et d’une voix aux accents rauques ?
Laissons parler le philosophe Gilles Deleuze, lequel définit ainsi ce qui fait un ‘événement’ : ‘Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité » [‘Dialogues de Gilles Deleuze et Claire Parnet, 1ère édition, Flammarion, 1977].
Avec Denis Lavant, en effet, chaque fois, tout peut changer.
Samra Bonvoisin
« C’est pas moi », film de Leos Carax, en salle
« Fin de partie », mise en scène de Jacques Osinski, Théâtre de l’atelier jusqu’au 14 juillet
« La dernière bande », mise en scène de Jacques Osinski, Festival Beckett, direction et programmation de Stéphane Valensi, Roussillon-en-Provence, du 15 au 20 juillet 2024