Christophe Duhaut enseigne la géographie à l’Inspe de Lille, site d’Arras, après avoir été professeur en collège. Depuis un an il a lancé ses étudiants, qui préparent les concours d’enseignement du premier et du second degré, dans l’aventure d’un jardin partagé sur le campus…
Comment cela a-t-il commencé ?
C’est venu d’une remarque d’étudiants au Conseil de perfectionnement du site. Ils trouvaient la vie étudiante trop sérieuse mais les évènements qu’ils avaient organisés (des fêtes, le teeshirt le plus nul…) n’avaient pas de suite. Ils voulaient quelque chose de durable, quelque chose qui ait un peu de sens…De mon côté j’avais l’idée que la formation devait être davantage ancrée dans le temps long et dans un lieu. Être collectivement responsables de quelque chose, c’est un moyen de mettre en place un certain sens de l’engagement. J’ai parlé du jardin. Il y a un avait terrain vide sur le campus qui n’attendait que nous. Ça a pris.
À quoi ressemble ce projet aujourd’hui ?
C’est encore un peu un terrain vague, notamment parce que la commande du matériel nécessaire a tardé à arriver ce qui a ralenti les énergies du début. Mais le projet a été lancé, les premiers gestes ont été posés, nous savons mieux où nous allons. Bon il y a quelques fraisiers, il y a des cheminements, il y a des représentations cartographiques de ce à quoi ça ressemblera… En fait, pour l’instant, il y a davantage de choses qui ont changé dans les têtes des étudiants que sur le terrain.
Comment réagissent les étudiants que tu emmènes dans ce projet de jardin ?
C’est variable. Au début d’un « module de consolidation en géographie » les étudiants de master 1 « professeur des écoles » sont rentrés dans la salle, je leur ai dit « ne vous installez pas, on sort, on va au jardin ». Sur place, certains regardent, certains fouinent, grattent les murs. Certains pensent ce qu’on pourrait en faire ou des façons de structurer l’espace. Chacun vient avec ce qu’il a dans la tête. C’est vrai particulièrement dans le rapport au sol, aux ressentis, aux odeurs, au touché. Quelques-uns sont dans l’interrogation totale au départ. Ils se demandent vraiment ce qu’ils font là avec leurs baskets bien blanches ? La première fois, il y avait trois jeunes filles qui sont restées un bon moment à l’écart, comme plantées au bord du terrain… il a fallu plusieurs heures pour qu’elles entrent dans le travail, je ne sais pas vraiment comment cela s’est fait, mais elles y sont venues.
Peut-être parce qu’elles attendaient de voir si ça allait déboucher sur de la géographie, parce que cette diversité des approches initiales c’est déjà un beau matériau pour les faire réfléchir à ce que c’est qu’appendre, mais ce n’est pas encore tout à fait de la géographie…
Quoique ! C’est une approche qui va permettre de les faire réfléchir sur leur « rapport à l’espace », par exemple quand j’ai annoncé « on va au jardin », la plupart ont dit « quel jardin ? » Or ils passent devant tout le temps, c’est à côté du parking. Mais ils ne le voient pas. Voilà de quoi illustrer des notions géographiques comme « lieux » ou « paysage ». Cela dit quand ils arrivent leur conception de la géographie est souvent frustre. Je ne peux pas commencer à faire un cours magistral sur « qu’est-ce que la géographie ? », ils ne pourraient pas l’entendre. Il faut passer par la case terrain : c’est de l’espace, c’est du lieu c’est vraiment de la géographie. Tiens d’ailleurs, sur le site Géoconfluence, en 2022, le « mot de l’année » était « jardin » ! Et dans les programmes du cycle 3 on trouve l’habiter, le quartier, la nature en ville, les transitions, tout cela légitime largement le projet. Et puis il y a pas mal d’enseignants à tous les niveaux qui explorent des approches de ce type.
Oui, vous aviez montré certains de leurs travaux dans le numéro 559 des Cahiers pédagogiques, l’Aventure de la géographie, que tu as coordonné avec Alexandra Rayzal en février 2020.
L’important c’est de parvenir à faire faire aux étudiants ou aux élèves les liens entre l’expérience de terrain, les apprentissages et les notions géographiques. Dès le premier retour en classe après la découverte du lieu, je leur ai fait réaliser des schémas d’organisation possible de l’espace, et je reviens avec eux sur les mots de la géographie qu’ils utilisent spontanément. Ils doivent aller voir si on les retrouve dans les programmes, je leur soumets des lectures souvent issues du site Géoconfluences. Je veux qu’ils commencent par se poser vraiment des questions sur un sujet. Ce n’est pas juste une soi-disant phase d’accroche qui n’est souvent qu’un prétexte pour répondre à des questions qu’ils ne se posent pas. Ça marche. On arrive à des discussions scientifiques… en partant d’une motte de terre ! En géographie comme dans le jardinage, tu n’as pas besoin d’être un expert pour te lancer, mais pour progresser tu as besoin de ressources, c’est à ça que servent les lectures, les apports du prof… Finalement cela me permet aussi de leur dire « Si un jour vous voulez faire ça dans votre école, il faudra l’assoir scientifiquement, didactiquement, le relier fortement aux programmes, il ne s’agit pas de les occuper, de les faire sortir pour sortir, pour le plaisir d’être dehors ». C’est un peu comme les escape-games… si on en reste au jeu, c’est du temps perdu.
En voyant une des photos que tu m’as montrées où l’on voit quelques étudiantes penchées sur la terre et d’autres un peu à l’écart, j’ai pensé à un autre objet très géographique qu’évoquent les praticiens de la « classe dehors » : la remise en cause des places dans la classe…
Oui, c’est un sujet qu’on a abordé avec un des groupes. Dans la classe chacun a sa place, le prof, les élèves (ou les étudiants), et on n’y pense plus… dans le jardin tout cela est remis en question, il faut trouver sa place… ce ne sont pas forcément les mêmes qui sont au premier rang… cela m’a conduit à leur présenter un livre de Michel Lussault [De la lutte des places à la lutte des classes, Grasset, 2009].
C’est aussi une façon de leur proposer de réfléchir à l’enseignement moral et civique à l’école….
Je suis très sensible à la dimension « engagement » de cet enseignement. Je ne crois pas qu’on arrive à quoi que ce soit avec des discours, c’est bien beau de dire qu’il faut venir en vélo, qu’il faut aller voter, tout ça… L’engagement c’est d’abord quelque chose qui se vit. Alors si l’année prochaine les jeunes qui s’occupent du jardin vont expliquer leur démarche à des écoles, des collèges, des lycées, s’ils accueillent des élèves, j’aurai vraiment réussi quelque chose. Et d’une certaine façon tout cela ne les éloignera pas tant qu’on le dit parfois des exigences du master et du concours parce que cela les obligera à préparer des séquences d’EMC (ou de géographie) qui auront du sens, en sachant ce qu’ils veulent en faire…
Dans le premier degré l’enseignant, l’enseignante, est polyvalent, ça facilite aussi ce genre de projet qui peut mobiliser bien d’autres disciplines, c’est moins le cas dans le second degré, ni même à l’Inspe. Qu’en pensent tes collègues ?
Certains sont dubitatifs et préfèrent rester dans la classe pour préparer les étudiants de façon plus « académique » au master et au concours. D’autres sont partants comme ma collègue d’histoire-géographie-EMC, Estelle Martinazzo, qui a fait un incroyable travail de prospective avec ses étudiants, un collègue de Sciences de la vie et de la terre, un collègue d’Arts plastiques, des collègues de français. Il faut que l’aventure se déploie pour convaincre les sceptiques. Après tout, peut-être que dans les prochaines maquettes de formation initiale on trouvera davantage de temps et d’opportunité pour ce genre de pratiques… On peut rêver !
Propos recueillis par Yannick Mével,
Directeur de publication des Cahiers-pédagogiques