Qui se soucie aujourd’hui du destin tragique d’une jeune actrice, Maria Schneider, violentée et humiliée par son partenaire et star hollywoodienne, Marlon Brando, avec la complicité d’un réalisateur italien renommé, Bernardo Bertolucci, lors du tournage en 1972 du « Dernier Tango à Paris », film sulfureux, attirant près de 5 millions 200 mille spectateurs en France et provoquant interdictions et condamnations pour pornographie dans moult pays ? Il y eut l’ouvrage de Vanessa Schneider, « Tu t’appelais Maria » (publié en 2018, Grasset), récit saisissant du parcours intime et professionnel de sa (grande) cousine, fière, rebelle, tourmentée, marquée à jamais par sa représentation figée en icône de la libération sexuelle, soumise à la vindicte publique, refusant systématiquement les rôles obscènes à la nudité racoleuse. Aujourd’hui, c’est « Maria », le film de Jessica Palud ou l’évocation intime et sensible d’une expérience de la violence sexuelle, restituée frontalement du point de vue d’une très jeune comédienne (incarnation sidérante de Annamaria Vartolomei) jetée sans protection dans la fosse aux lions. Un traumatisme majeur, très vite nommé alors par Maria Scheider, sans réaction aucune, dans un silence assourdissant. Maintenant, la voix de « Maria » est entendue. Et, dans le monde du cinéma notamment, d’autres voix de femmes s’élèvent pour appeler à la résistance collective et constructive afin de remettre en cause toutes les formes d’agressions, de violences sexuelles et de domination machistes déployées par les hommes, sous couvert de leur toute-puissance de créateurs.
L’expérience des plateaux de cinéma, cause commune
Longtemps assistante puis réalisatrice de courts métrages remarqués et d’un premier long « Revenir » en 2020, Jessica Palud connait l’ambiance d’un tournage, la situation, parfois délicate, dans laquelle se trouvent les techniciens par rapport au statut conféré aux réalisateurs, statut dont certains , en particulier de sexe masculin, abusent. Née dix ans après la sortie du « Dernier Tango à Paris », elle apprécie la carrière et le talent de Maria Schneider (même amputés par le traumatisme initial) et le récit de Vanessa Schneider la touche profondément. Aussi décide-t-elle (avec sa coscénariste Laurette Polmans) de s’en inspirer, en se nourrissant de sa propre expérience des plateaux de cinéma au cours desquels elle constate les mécanismes d’emprise et de manipulation mis en œuvre par ceux qui détiennent l’autorité et le pouvoir sans ménagement.
Elle veut surtout placer tout le récit sous le regard de Maria, nous transmettre les moments-charnières de la vie erratique de son héroïne à travers la perception intime des événements.
Ceux qui précèdent le ‘film choc’ et les conséquences incommensurables engendrées.
Avec quelques partis-pris majeurs : une caméra frontale, une protagoniste de tous les plans, une volonté de montrer le ‘contrechamp’ de la scène de sexe qui provoqua le scandale à l’époque et fit basculer définitivement le destin d’une jeune actrice de 19 ans au talent naissant.
Autour du « Dernier Tango », une actrice mineure face à deux ‘stars’ complices
Fille naturelle de Marie-Christine Schneider (Marie Gillain, au jeu déstabilisant) qui n’a que faire de son enfant et de Daniel Gélin (Yvan Attal, parfait de lâcheté et de douceur sans lendemain), Maria cherche des points d’ancrage affectif et une reconnaissance sociale tout en se montrant rétive à toute entrave à sa liberté. Des débuts peu remarqués puis l’inattendu se produit. Bertolucci la demande pour le rôle de Jeanne avec pour partenaire Marlon Brando. Maria a alors 19 ans (la majorité fixée à 21 ans), la voix rauque, la chevelure déliée et la beauté libre et rebelle. Pour une fiction érotique, passant de la comédie dramatique à une tonalité funèbre, faisant la part belle aux passions tristes sur fond d’offense et d’humiliation faites à une actrice laissée dans l’ignorance du sort que le ‘scénario tacite’ lui réserve : une rencontre par hasard lors d’une visite d’un appartement à Paris entre une jeune femme à l’allure émancipée et un Américain fraichement veuf (Matt Dillon interprète convaincant du rôle joué alors par Marlon Brando). Des ébats sexuels sans paroles échangées. Un pacte secret de rendez-vous réguliers pour des jeux érotiques qui dégénèrent. Avec des transgressions répétées dans les pratiques de son partenaire.
Jusqu’à la scène violente (et simulée) d’une sodomie au cours de laquelle Brando retourne brutalement le corps de sa partenaire à terre et la tient plaquée au sol.
Un passage à l’acte en force que le cinéaste et la star ont préparé ensemble avant la prise sans en parler à Maria Schneider, un événement cadré complaisamment (avec recours à une plaquette de beurre comme lubrifiant) qui n’est absolument pas indiqué dans le script. Les larmes de la comédienne sont en revanche bien réelles à la mesure de la situation indigne à laquelle la réduisent les deux hommes complices et ‘artisans’ de la forfaiture.
Contre-champ et envers du décor
Une séquence que la réalisatrice Jessica Palud n’élude pas . Sans s’y attarder, nous percevons la grande souffrance et l’immense détresse de la jeune actrice au corps dénudé et à l’esprit saccagé. Et surtout, la caméra se tourne vers l’équipe technique qui vient d’assister à l’événement et de contribuer à son filmage. La caméra capte les visages gênés, le temps d’un malaise et d’un trouble passager. Pas un mot ne déchire le silence.
C’est certainement ici que se situe l’origine du projet cinématographique de Jessica Palud : adopter le point de vue de Maria Schneider au point de nous bouleverser face à la catastrophe ici enclenchée.
Le retentissement du film, du scandale fauteur de troubles, de censures partielles ou totales et de condamnations (surtout en Italie , prion avec sursis pour Bertolucci et ses deux acteurs, suppression des droits civiques pendant cinq ans pour le cinéaste) jusqu’au succès fracassant au box-office des entrées en France, pareil écho national (et international) transforme Maria Schneider en ‘prostituée universelle’ selon les mots de Jessica Palud et brise un temps la carrière d’une comédienne à l’orée de son épanouissement artistique. Elle dévaste aussi une personnalité fragile qui ne lavera jamais l’injure faite à son être dans une mise en scène cynique.
Des épisodes saillants (dépression, drogue, tournages avortés…) de la chute de Maria sont évoqués de façon sobre et précise, assombris par la composition musicale abrupte et rugueuse de Benjamin Biolay.
Pourtant, l’esquisse d’une renaissance émerge lorsque Maria, sérieuse et concentrée, répond à la jeune Noor (Céleste Brunnquell) qui l’interroge sur la place des femmes dans le cinéma. C’est, dans la réalité, la rencontre amoureuse de celle qui deviendra la compagne de toute une vie.
« Maria » de Jessica Palud, fiction empathique et maîtrisée, mérite toute notre attention, car ce film sans ostentation répare l’affront subi et redonne à Maria Schneider (1952-2011) toute sa place dans l’histoire du féminisme des années 70 et au-delà (elle fut un temps présidente du jury du Festival des films de femmes de Sceaux) . Elle nous permet aussi de songer aux personnages magnifiques, dans des registres différents, que lui ont proposés de grands cinéastes comme Michelangelo Antonioni (« Profession Reporter », 1975), Daniel Schmid, Jacques Rivette (« Merry-Go-Round »), Luigi Comencini, Werner Schroeter ou Medhi Charef.
En attendant des rétrospectives sur grand écran des films marquants, longue vie à « Maria » de Jessica Palud !
Samra Bonvoisin
« Maria », film de Jessica Palud- sortie le 19 juin 2024 – Sélection festival 2024, Cannes Première