Comment perpétuer la mémoire du génocide commis au Cambodge par les ‘Khmers rouges’ contre tout un peuple au milieu des années 70, transmettre cette tragédie du XXème siècle souvent niée à l’époque, longtemps ‘passée sous les radars’ des médias occidentaux, entre autres aveuglements persistants ? Et quelle représentation, apte à concilier l’histoire intime de deux millions de victimes et l’Histoire collective de ce pays d’Asie du sud-est et de son peuple anéanti par le totalitarisme, l’art cinématographique permet-il ? Avec « Rendez-vous avec Pol Pot », le grand cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh, rescapé enfant du génocide, poursuit depuis 1989 [« Site 2. Aux abords des frontières »] l’œuvre de sa vie de création vouée à rendre dignité et justice aux disparus et à lever le voile sur des pans encore enfouis d’un passé traumatique et ce, par le documentaire ou la fiction. Ici, il adapte avec le scénariste Pierre Erwan Guillaume, le récit de la journaliste américaine, et correspondante de guerre, Elisabeth Becker [‘Les Larmes du Cambodge’. L’histoire d’un auto-génocide’, 1986]. Partant de la transposition de l’expérience vécue par l’écrivaine et ses deux compagnons, Rithy Panh figure, par le recours complexe à différents registres d’images, l’histoire de trois Français (une journaliste connaissant bien le pays, un photographe et un intellectuel, ancien camarade d’études parisiennes du dirigeant et sympathisant ‘révolutionnaire’) débarquant au Kampuchéa démocratique en 1978 invités exceptionnels de Frère n°1 (Pol Pot), autrement dit le chef suprême, pour une interview exclusive… Un séjour de cauchemar vers une ‘vérité’ du totalitarisme effroyable. Une œuvre essentielle et difficile.
Trois Français sous haute surveillance dans Phnom Penh, silence et absence
Nous sommes en 1978. Le Cambodge baptisé Kampoutchéa démocratique vit sous la férule féroce des Khmers rouges depuis trois ans et leur offensive entraînant la prise de la capitale (et bientôt la démission du chef de l’Etat Sihanouk puis sa fuite). Les habitants des villes évacués vers les campagnes, une gigantesque opération de ‘purification’ s’étend à tout le pays, visant au premier chef les citadins (et les individus à lunettes, punaises à écraser). Le tristement célèbre camp de torture et de mort (20 000 assassinés, 7 rescapés) connu sous le nom de S. 21 ouvre à Phnomh Penh [« S. 21 La machine de mort », Rithy Panh, 2003, « Douch, le maître des forges de l’enfer » du même, 2011].
De toute cette horreur, nos trois invités n’ont pas idée tant dépasse l’entendement ce que chacun va voir, accepter de voir ou refuser de voir, suivant sa personnalité, son parcours, son sens de l’observation ou son aveuglement obstiné.
Pour l’heure, après l’atterrissage de l’avion dans une zone désertique et l’attente prolongé e sous le soleil écrasant et les sable soulevevé par le vent d’un convoi militaire venu les récupérer, les ‘hôtes’ du régime –Lise (Irène Jacob), Raoul (Cyril Gueï) et Alain (Grégoire Colin), se retrouvent dans leur ‘chambre’ respective, au sein d’un immeuble sans autre résident, sous bonne garde, à peine polie, dans une capitale totalement désertée et plongée dans un silence plombant.
De jour comme de nuit, plongée progressive et cauchemardesque jusqu’à l’effroi
A l’exception du photographe Raoul, animé d’une curiosité légitime, immédiate, et qui prend le risque nocturne de s’enfoncer sans autorisation des ‘geôliers’ mal déguisés en guides, une initiative aux conséquences irrémédiables, Lise tente d’exercer son métier avec sérieux sans vraiment y parvenir.
De visites de lieux d’activités modèles en rencontres ‘langue de bois’ avec des paysans épanouis, de la disparition prolongée de Raoul sans explication des gardes interrogés, des régions anormalement vides jusqu’à l’ultime rendez-vous en son palais du maître tant attendu, entre déploiement d’apparat somptueux et soliloque délirant d’un père ‘Ubu’ massacreur au nom de la pureté d’un prétendu idéal révolutionnaire…Il faudrait être aveugle , comme Alain tellement rétif à tout dessillement face au vieux camarade étudiant devenu bourreau professionnel, tortionnaire et génocidaire pour le bien du peuple, aveugle donc au point d’ignorer la botte militaire partout, l’endoctrinement constant, l’anéantissement d’une population de façon systématique et la ruine totale de l’économie.
La fin de la fiction, à la fois empreinte de tragique et d’interrogation sans réponse, n’indique pas que nous sommes à quelques jours de la grande offensive vietnamienne, laquelle ne mettra pas fin au martyr du peuple cambodgien ; guérillas de Khmers rouges repliés aux frontières de la Thaïlande et affrontements avec les troupes vietnamiennes. Ni le retrait du corps expéditionnaire vietnamien, ni les accords internationaux de Paris en 1991, suivies de l’organisation d’élections par l’ONU ne referment cette page sanglante de l’Histoire.
Procès, mort de Pol Pot en 1998 et condamnations (la perpétuité pour Douch, le tortionnaire de S.21, mort en 2020) signent la désagrégation du mouvement des khmers rouges.
Pourtant la société cambodgienne continue à être profondément déchirée par ce passé génocidaire : du sang et des larmes, des blessures ouvertes, des disparus innombrables.
Rithy Panh sans cesse sur le métier
Sans doute, ce passé qui hante le présent explique-t-il la tentative d’en restituer les traces dans « Rendez-vous avec Pol Pot » par un entremêlement d’images de nature et de sources différentes : du noir et blanc d’archives (rares actualités de propagande, fragments terrifiants d’images de victimes à l’agonie filmées à l’insu des tortionnaires ?) aux plans fixes et colorés de figurines d’argile, étranges portraits de groupe où cohabitent anonymes et héros du récit en cours ?) jusqu’aux séquences de la fiction en couleurs. Un choix de montage (RP et son monteur Mathieu Laclau) discutable, parfois difficile à comprendre, comme si le cinéaste avait bouleversé les temporalités, introduit des béances dans le présent de la narration pour approcher les meurtrissures indépassables déposées par le génocide dans le cœur et l’esprit de tous ceux qui l’ont traversé.
Ainsi s’explique sûrement l’obstination artistique de Rithy Pann, à travers « Rendez-vous avec Pol Pot » comme avec ses précédents documentaires ou fictions (la 3èmeà ce jour), une détermination obsessionnelle à la mesure de la tache qu’il se fixe: « sans cette guerre jamais je ne serais devenu cinéaste. Je témoigne pour rendre aux morts ce que les khmers rouges leur ont volé. Je suis un passeur de mémoire en dette vis-à-vis de ceux qui ont disparu ».
Samra Bonvoisin
« Rendez-vous avec Pol Pot » deRithy Panh, en salle le 5 juin 2024
Selection officielle, Cannes Première, Cannes