La généralisation des usages de moyens numériques a particulièrement transformé les relations humaines. Nouvelle révolution de type industrielle, mais portant sur l’humain et ses capacités à « faire société », il est apparu assez vite qu’il fallait ne pas oublier ce volet de la formation et l’éducation du petit d’humain mais aussi des adultes. Faire face à une forme de réhumanisation suppose donc de penser les compétences nécessaires à chacune et chacun de nous. Le système scolaire, davantage centré sur « l’instruction » a longtemps fait des interactions au sein de la classe un modèle de conduite sociale normé. L’enseignante ou l’enseignant pilote les interactions. Les équipements numériques individuels et les multiples connexions possibles ont amené au cœur des lieux d’enseignement et de formation de nouvelles pratiques d’interaction qui ont nécessité une évolution. Ce sont ces nouvelles « compétences » identifiées particulièrement dans la formation professionnelle, qui sont sur le devant de la scène.
Parallèle historique
Compétences du XXIe siècle, soft skills, compétences psychosociales, voici plusieurs expressions qui recouvrent un domaine commun mais dont l’émergence récente dans l’espace public et scientifique invite à en questionner l’origine (Historique des compétences psychosociales en France). Il ne s’agit pas de l’origine conceptuelle, mais de l’origine sociétale, le contexte dans lequel émergent ces expressions et les notions qu’elles recouvrent. Nous souhaitons ici les mettre en parallèle avec l’évolution de la place de l’informatique et du numérique dans notre société. Car, concomitance dans le temps, émergentes à partir du début des années 1990 dans l’espace public, ces catégories de compétences sont, dans les discours, parallèles avec le développement de l’informatique dans la société, depuis le monde professionnel jusqu’à l’ensemble de la sphère publique et privée. Ce parallèle temporel peut s’appuyer sur le développement des technologies numériques au cours de soixante dernières années, depuis l’informatisation industrielle jusqu’aux smartphones connectés d’aujourd’hui.
Invisibilité des compétences psychosociales ou impensé ?
On peut toutefois estimer que ces compétences ne sont pas nouvelles et qu’elles sont consubstantielles à la vie en société humaine. Intemporelles donc, mais impensées ou invisibles pendant de longues années, elles sont venues sur le devant des discours médiatiques et scientifiques et, semble-t-il, avec deux évolutions parallèles : celle du monde du travail et celle des espaces éducatifs familiaux. Dans le monde du travail, les seules compétences techniques semblant ne plus satisfaire, on a misé un temps sur les compétences cognitives, les connaissances professionnelles, mais cela s’est avéré insuffisant. L’évolution des conditions d’exercice des métiers a été transformée, du fait de la généralisation des technologies numériques. Les espaces éducatifs familiaux se sont distendus et modifiés du fait des usages des moyens numériques quotidiens. Si dans la deuxième moitié du XXe siècle la cellule familiale s’est progressivement restreinte, repliée sur un noyau simple, la fin de ce siècle et le premier quart du XXIe siècle a amené à des possibilités d’interactions et de relations augmentées par les technologies. La famille s’est distendue et sa représentation change progressivement. On peut penser que la culture des humains occidentaux a été marquée par la révolution informationnelle après la révolution industrielle.
Si l’on s’en tient à cette approche en quatre compétences (qui seraient fondamentales parmi 12 essentielles – Les compétences du 21eme siècle, qu’est-ce que c’est?), « Créativité, Critical Thinking (Pensée Critique), Communication, Coopération », on peut s’apercevoir qu’elles tentent de répondre à des questionnements correspondants à notre hypothèse. Vivre et grandir dans un monde envahi par les technologies numériques transforme les relations humaines et nécessite une adaptation sociale. Seule la créativité semble éloignée de ce besoin, sauf si l’on considère que les évolutions actuelles des sociétés humaines imposent à chacun d’être inventif, innovant, bref dans la mouvance qui a amené à la « domination » du numérique.
Et le monde de l’éducation et de la formation : entre savoir-être et savoir-devenir ?
Dans les discours sur l’éducation et l’école, on voit régulièrement que ces compétences sont évoquées, plus particulièrement dans les filières techniques et professionnelles (La boite à activités ST2S – compétences du 21ème siècle) . Ceci est une évolution qui s’inscrit dans la suite du développement de l’approche par compétences. Dans les faits, la question doit être croisée avec celle des « savoirs être » (certains évoquant même le « savoir devenir »). Car, même s’ils ont été peu travaillés, ils sont considérés comme l’une des trois composantes de la compétence et avec les savoirs et les savoir-faire (définis, entre autres, dans certains textes ministériels au début des années 2000). Cette troisième dimension de ce qui constitue l’humain en devenir doit être interrogé à l’aune de cet environnement numérique en évolution. Prendre en compte le « savoir-être » au sein d’un enseignement ou d’une formation c’est, pour l’enseignant, la nécessité d’associer et d’intégrer à chaque activité une attention particulière à ces éléments au sein même des contenus enseignés. Toutefois, cela ne va pas de soi, car, trop souvent dans le monde scolaire, on a du mal à intégrer les éléments transversaux quand les impératifs des programmes ne les mettent pas en avant.
Travailler ces compétences en classe
La multiplication des utilisations du numérique, par les enseignants, comme par les élèves, doit amener à une réflexion approfondie sur ce qui permet de faire société, de faire commun et de construire ensemble l’avenir et le développement de chacun. Certains vont même plus loin, dans le contexte actuel de la question de la parentalité (Développer les compétences psychosociales des enfants et des parents : pourquoi et comment ? Béatrice Lamboy, Juliette Guillemont, Dans Devenir 2014/4 (Vol. 26), pages 307 à 325). Relevant d’une réflexion proche, la question des inégalités face au numérique doit aussi être questionnée en rapport avec les compétences psychosociales (Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet, Comment réduire ces inégalités ? Périne Brotcorne, Gérard Valenduc, Dans Les Cahiers du numérique 2009/1 (Vol. 5)2009/1 (Vol. 5), pages 45 à 68 Éditions Lavoisier).
Un signal à prendre en compte pour le présent et l’avenir
Le parallèle entre le développement de ces compétences et celui des moyens numériques doit aussi nous alerter : comment accepter le développement dans la société de tant d’usages de ces moyens sans que l’enseignement et la formation n’interrogent ces instruments techniques, mais aussi les compétences qui sont induites, et pas seulement techniques, mais aussi humaines. Le risque de ce que certains nomment la « déshumanisation » de nos sociétés est celui de l’assujettissement des usagers aux préconisations mais aussi aux contraintes imposées par des concepteurs de ces moyens. Le risque d’enfermement des pratiques dans des « normes externes » issues des produits et applications utilisés est réel (cf. TikTok et autres réseaux). Si c’est la raison pour laquelle on parle des compétences psychosociales, c’est bien parce que l’on ressent une sorte de vide ou d’absence aussi bien dans les relations dans la salle de classe, que dans l’établissement, mais aussi en dehors… jusque dans l’espace familial…
Bruno Devauchelle