Quelle idée une fille de 17 ans à l’orée du XXème se fait-elle de l’amour ? A fortiori lorsqu’il s’agit d’une jeune paysanne du Haut-Valais, élevée dans la foi catholique, depuis cinq ans au couvent et sur le point de prononcer ses vœux, à l’été 1900 ? Carmen Jaquier, la jeune réalisatrice suisse de « Foudre » fait basculer le destin tout tracé de son héroïne, Elisabeth, et imagine un événement tragique qui en modifie irréversiblement le cours. Et ouvre à cette dernière un territoire impensable à l’époque, un accès fabuleux au désir.
Après la mort mystérieuse d’Innocente, sa sœur aînée, la novice doit quitter le couvent pour soutenir sa famille et aider aux travaux agricoles. Un quotidien gris et routinier, hanté par le silence entourant la disparition de celle dont il ne faut plus prononcer le nom. Un univers adulte étouffant, fait d’interdits et de peurs associés au ‘dehors’. Pour Elisabeth, des paysages immenses à explorer, une plongée vertigineuse dans l’intimité sororale et des rencontres humaines inattendues et bouleversantes. Et la première expérience vibrante d’une sexualité épanouie.
Autant dire la puissance subversive (et moderne) de la fable féministe mise en scène avec une grâce inouïe par Carmen Jaquier. La jeune cinéaste revendique à juste titre l’ambition de réécrire ainsi l’histoire intime des femmes de cette époque, toutes ces vies enfouies, les désirs interdits de celles qui ont secrètement cherché des espaces de liberté. « Et « Foudre », à travers son héroïne (Lilith Grasmug, saisissante interprète), donne corps à cette exigence d’inscrire des destins féminins ignorés dans la grande histoire des hommes.
Elisabeth, enquêtrice de l’intime, aventurière du désir
Devant les non-dits et le silence pesant de ses parents, la jeune paysanne, peu armée à l’appréhension du monde par son long et précoce enfermement au couvent, n’a de cesse de comprendre. Des carnets cousus dans un vêtement lui ouvrent des portes vers la vie intérieure de sa sœur aînée et l’expérience sexuelle à laquelle elle s’est finalement abandonnée. Les mots utilisés –au fil d’échanges avec Dieu à qui Innocente s’adresse par ses écrits- nous font percevoir par bribes l’ampleur du séisme vécue par cette jeune fille, l’éveil de son corps au contact des garçons de la montagne, le ravissement des sens, l’éblouissement de l’amour qui ne peut-être comparé qu’à celui qu’elle a appris à éprouver pour Dieu. Et nous mesurons le silence sur pareille expérience impossible à communiquer. Et la fin terrible mise à cette expérience extraordinaire trop grande pour elle seule.
Du moins, c’est ainsi qu’Elisabeth l’entend. Mais notre exploratrice ne va pas suivre le même chemin mortifère. Progressivement, nous la voyons s’enfoncer de plus en plus loin dans les profondeurs du paysage et la diversité des éléments qui en composent le tableau somptueux et mouvant. De rivières en montagnes de clairières en bois épais, elle se fond avec la nature, se frottant aux herbes, aux feuilles, offrant son visage au vent qui le fouette.
Et trois garçons (Mermoz Melchior, Benjamin Python, Noah Watzlawick, jeunes acteurs épatants de justesse), au fil de séquences restituées par un montage (Xavier Sirven, monteur) par fragments de corps et de visages paisibles, silencieux et emmêlés, font irruption dans l’existence frémissante de la jeune fille. Des nudités douces et tendres, comme des espaces d’épanouissement des sens préservés des noirs enclos des adultes en bas dans la vallée.
Mise en scène lumineuses et correspondances sensorielles
Loin de toute représentation obscène, Carmen Jaquier offre à ses personnages un écrin au diapason de la révolution intime qu’ils partagent ; et cette correspondance magnifique entre la jeune fille, ses compagnons et la nature bienveillante nous perturbe émotionnellement et esthétiquement. La réalisatrice n’oublie pas sa formation initiale au graphisme, à l’histoire de l’art puis des images et du son ; elle s’appuie avec sa directrice de la photographie, Marine Atlan, sur des sources d’inspiration croisant la photographie de l’intime chez l’artiste américaine Sally Mann, la peinture des grands espaces, comme la montagne chère au peintre italien du XIXème Giovanni Segantini. D’autres références importantes viennent à l’esprit, outre le cinéma de Pier Paolo Pasolini habité par le sens du sacré selon la réalisatrice : ‘La Leçon de piano’ de Jane Campion par la sensualité silencieuse des amours impossibles et l’amplitude lyrique de la mise en scène en osmose avec la nature luxuriante.
« Foudre » s’éloigne cependant de la tragédie pour une célébration solaire d’un éveil incroyable du désir dans une forme de lien affectif et de partage physique inimaginable alors entre les deux sexes.
Modulée par la riche composition originale de Nicolas Rabaeus, allant du piano inaugural à la musique électronique en passant par les chœurs dominants, l’exploration des corps dans la fièvre des commencements séduit par sa force sensuelle. Nous touchent aussi la tendre communion avec des garçons doux, et les noces fusionnelles avec une nature majestueuse composée de montagnes, d’alpages, de lacs, traversés par le souffle du vent et les éclats changeants au fil de la journée d’une lumière claire et de nuages fluorescents teintés de brun et de gris. Aux antipodes des intérieurs sombres et confinés du carcan familial et social, déchiré par la stupéfiante affirmation d’Elisabeth : ‘Dieu est l’endroit de mon désir !’
Une utopie assumée avec maîtrise et audace aux résonnances incroyablement modernes, comme un hymne sensuel à l’harmonie sexuelle et amoureuse entre filles et garçons, sans peur ni violence.
Samra Bonvoisin
« Foudre », film de Carmen Jaquier-sortie le 22 mai 2024
Sélections : Festival de Toronto, festival de San Sebastian