Joël Briand revient sur l’utilisation du mot « situations » dans la partie construction du nombre dans le projet de programmes de mathématiques en cycle 1. « Si on peut saluer le fait que les rédacteurs ont repris des situations emblématiques issues de la recherche, c’est la présentation de celles-ci qui, de mon point de vue, leur fait courir un grand risque de dénaturation », écrit le spécialiste de l’enseignement des mathématiques pour qui la formation est la clé pour permettre aux enseignants et enseignantes de s’emparer « pleinement de ces situations comme des chantiers à ouvrir ».
Une fois de plus de « nouveaux programmes » pour l’école maternelle sont annoncés. Les maquettes montrent qu’il n’y aura rien de bien nouveau. Des tentatives de conciliation entre le découpage des contenus par tranche d’âge et l’affichage de situations issues de la recherche sont visibles. Que dire encore des nombres « jusqu’à 3 ou 4 » puis « jusqu’à 6 » puis « jusqu’à 10 » selon les âges alors que les approches du nombre imposent plus de souplesse. Laissons de côté les quelques approximations encore présentes relevées très justement par Serge Petit dans un article récent paru dans le café pédagogique : confusion signifiant/signifié à propos du nombre, confusion nombre/quantité. C’est l’utilisation du mot « situations » dans la partie construction du nombre, sur laquelle je souhaite faire quelques remarques. Si on peut saluer le fait que les rédacteurs ont repris des situations emblématiques issues de la recherche, c’est la présentation de celles-ci qui, de mon point de vue, leur fait courir un grand risque de dénaturation.
Mais avant cette analyse je souhaite faire une remarque générale sur le statut du nombre à l’école maternelle à travers ce projet. Dans le livret vert comme dans ce projet, le nombre serait un objet déjà là que l’élève s’approprierait et qu’il utiliserait ensuite pour résoudre des problèmes. Or si l’on souhaite s’inspirer des situations telles que certaines sont décrites dans le projet, il serait bon d’insister sur le fait que justement ces situations sont, à l’origine, construites pour que le concept de nombre s’élabore progressivement en tant que solution à un (des) problèmes posé(s) : c’est l’objet des « situations » construites dans les recherches françaises des 30 dernières années. Dans ces travaux, le nombre est la solution d’un problème de dénombrement ou de rangement. En d’autres termes, le nombre se construit en continu en tant que solution aux problèmes posés dès le début. Il n’est pas déjà là même si les enfants ont une pratique culturelle de la numérotation.
Venons-en aux situations : dans les parties du projet qui proposent des situations, aucune précision n’est apportée sur leur durée d’existence dans la classe et sur la façon dont un·e enseignant·e peut les faire évoluer (à part l’augmentation des quantités). La conséquence est le risque d’interpréter une même situation comme à mettre en œuvre en une ou deux séances ou alors à développer sur 4 à 6 semaines selon la lecture que le ou la professeur·e sera en capacité de la faire.
Prenons un premier exemple : celui des situations 4, 8 et 10 que l’on retrouve sous l’intitulé « dénombrer et constituer une collection ». Il s’agit en fait d’une même situation que les rédacteurs saucissonnent en 3 en jouant sur la seule quantité d’objets et l’âge de l’élève. Certes, dans la situation 10, on remplace les commandes orales par des commandes écrites, mais sur injonction du professeur. Or cette situation peut (doit) être reprise selon les 3 actes à un même niveau.
Reprenons pour cela la genèse de cette situation : le but est que le ou la professeur·e soit sûr·e que les élèves aient acquis le concept de nombre, c’est-à-dire qu’ils puissent signifier une quantité par un signe écrit et nommé (il y a 8 assiettes) et opérationnel. Pour que ce but soit atteint, un processus d’évolution de la situation doit être géré par le ou la professeur·e. Pour être sûr que les élèves passent du comptage-numérotage à la construction assurée du nombre, il est nécessaire de faire varier des contraintes, faire évoluer le milieu dans lequel l’élève joue. Pour cela, plusieurs confrontations à ce jeu peuvent permettre d’espérer que les enfants tenteront de mémoriser la quantité. Pour que la situation évolue, le ou la professeur·e va devoir réorganiser le milieu. Il·(elle) va jouer sur la taille des collections certes, mais aussi séparer dans le temps les deux étapes de l’activité : par exemple, faire mémoriser la quantité le matin et faire utiliser cette mémoire (souvent défaillante) de la quantité l’après-midi. Devant les difficultés de mémorisation, le ou la professeur·e va engager les élèves dans la production d’une trace écrite pour se souvenir. Le passage à un travail sur l’écrit joue ici un rôle fondamental. Les enfants proposent différentes stratégies d’écriture qu’il faut laisser vivre (écrire une suite de numéros nombres, dessiner la collection d’objets que l’on ira chercher, dessiner des bâtons, etc. et quelquefois écrire le nombre !). Soyons patients et n’imposons pas à ce moment-là les écritures institutionnelles. Les élèves trouvent petit à petit un moyen écrit de garder en mémoire cette information numérique. C’est alors dans ces productions variées d’écrits que le concept de nombre va prendre consistance. L’élève prend progressivement conscience que la conservation de l’information passe par l’élaboration d’un code d’abord personnel puis, plus tard, commun. En d’autres termes, un concept naît (le nombre, ou plutôt les premiers nombres) ; on sait qu’il est d’abord fragile (non-conservation des quantités à cet âge), mais il apparaît dans un système sémiotique comme solution à certains problèmes posés. Dès lors, une écriture (primitive) va être objet de découvertes, de progrès par confrontation des écrits de la classe.
Une nouvelle phase s’impose : comment se mettre d’accord pour être lecteurs d’un code commun. C’est le collectif qui va donner du sens à une écriture « minimale » du nombre. L’entrée dans l’écrit trouve là une utilité avérée parce que le sens commande les travaux d’écriture. Le travail réflexif sur ces écritures va développer la construction des premiers nombres. L’écriture définitive du nombre constituera un code commun auquel on adhérera, pour des raisons sociales.
La gestion de ce « chantier » est aisée dès lors que l’objectif est clair chez le ou la professeur·e et donc bien explicité dans un programme ou un livret d’accompagnement. Cela manque ici. Cette situation en moyenne ou en grande section est à faire évoluer sur au moins 6 semaines sous forme d’ateliers avec quelquefois des regroupements pour « faire le point ».
Enfin pourquoi ne pas parler de la situation dite « du bon panier » qui figure dans le livret. Cette situation qui peut faire suite à la précédente permet de travailler l’itération de l’unité qui consolide l’accès au nombre.
Second exemple : les situations 7 et 7bis qui sont en fait deux applications de la même situation fondamentale de l’énumération**. Les deux situations sont intéressantes si on explique leur juxtaposition : la première propose une organisation spatiale (ligne colonne) que ne propose pas volontairement la seconde. C’est une variable fondamentale et les professeur·es méritent que l’on explique pourquoi ces deux variantes sont là. À partir de ce moment, il devient naturel de penser le temps passé à faire évoluer cette situation. En moyenne section cette situation prendra 6 semaines et non pas une ou deux matinées comme une lecture du projet pourrait le faire penser.
Conclusion
Dans le livret vert de 2023, le chapitre 2 permettait de montrer sans doute trop rapidement l’existence de travaux de recherche en didactique des mathématiques qui avaient débouché sur des situations d’enseignement ayant fait leurs preuves. Tant mieux pour cette avancée et on pouvait donc saluer une forme d’acceptation de 40 années de recherches françaises dont Cédric Villani déclarait il y a longtemps sur canal + « on a des résultats spectaculaires au niveau mondial en recherche pédagogique mathématique, mais cette recherche pédagogique jusqu’à présent ne communiquait pas avec l’écosystème de l’éducation nationale et maintenant, derrière la réforme, il y a cette volonté d’associer tout l’écosystème… ». On sait que la suite fut moins optimiste.
Le risque en effectuant une transposition sans précautions de ces situations du milieu des enseignant·es expérimenté·es vers des programmes lus par l’ensemble des enseignant·es est de les faire se réduire à des mini scoops, à encourager le pointillisme pédagogique tout en laissant croire aux utilisateurs à de l’innovation : telle situation tronçonnée sous forme de plusieurs situations comme nous l’avons vu, pourra être comprise comme présentée pour une seule séance de classe ou deux alors qu’à l’origine cette situation est en fait un « chantier » ouvert sur plusieurs semaines, le professeur, acteur professionnel, faisant évoluer ce chantier en jouant sur des variables connues afin de faire acquérir un savoir précis. Ces situations risqueront fort alors d’être réduites à des situations de contrôle ou de tests effectués en une ou deux séances. C’était un risque déjà couru dans la rédaction du livret vert, mais ce livret mis entre les mains des formateurs permettait à ceux-ci de s’appuyer sur la didactique des mathématiques et donc de veiller autant que possible à une transposition réfléchie.
Même si on peut apprécier une ouverture vers des activités issues de la recherche en didactique, la façon dont sont transposées les situations dans ce projet risque de ne servir ni aux professeur·es expérimenté·es qui les connaissent déjà, ni aux débutants et contractuels qui ne pourront pas les exploiter convenablement car ni les enjeux ni la mise en œuvre ne sont développés. Quel document alors pourrait apporter aux professeur·es les précisions lui permettant d’exercer non pas en simple exécutant, mais en tant qu’acteur dans la gestion de ces situations ? Au fait, est-ce la bonne question ?
La vraie question serait : quelle formation permettrait, en se basant sur ce projet, de faire en sorte que les professeur·es s’emparent pleinement de ces situations comme des chantiers à ouvrir ?
Joël Briand
*Situation 7 : « prendre une boîte de douze œufs fermée et percer douze fentes correspondant chacune à un alvéole. Les élèves disposent d’un grand nombre de jetons. Ils doivent mettre un jeton par fente ».
Situation 7 bis: « un certain nombre de boîtes d’allumettes fermées sont disposées sur une table. Les élèves disposent d’un grand nombre de jetons. Ils doivent mettre un jeton dans chacune d’elles et la refermer. Ils peuvent déplacer les boîtes d’allumettes au fur et à mesure qu’elles contiennent un jeton ».
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Dans la recherche d’origine il s’agissait de boites d’allumettes avec un trou qui pouvait laisser passer une allumette. Donc l’élève n’avait pas à ouvrir la boite. Elle sera ouverte en fin de partie comme moyen de valider l’ensemble de l’action. Ici, un élève qui ouvre une boite dans laquelle il y a déjà un jeton la refermera et passera à une autre. La situation ne convoque plus les mêmes connaissances puisque le contrôle s’effectue par le milieu matériel lui-même. De plus, présentée comme cela, on a l’impression d’un test qui s’effectuera en une séance. Demain on cherchera une autre innovation pour « faire les maths ». La situation d’origine a été modifiée et réduite à un scoop novateur.
La suite de la situation d’origine provoquait l’organisation d’un marquage, sorte d’écrit : les boites sont alors fixées de façon désorganisée sur un support afin que les élèves se servent non plus d’un déplacement des boites mais d’un marquage. Ce marquage évoluera en fonction des réussites et des échecs. C’est ce marquage qui, plus tard, servira comme aide pour le dénombrement d’objets dessinés.