Pierre Kahn, Professeur des universités émérite à l’université de Caen-Normandie, analyse l’éviction d’Alain Policar du Conseil des Sages de la Laïcité (CSL). Une éviction qui signe la « conception toute politique du CSL qui rend incompréhensible sa composition même » écrit-il. « A-t-on besoin de philosophes, de sociologues, de juristes ou d’historiens pour simplement ‘’préciser la position de l’institution’’ » ? « Il me paraît que l’éviction d’Alain Policar relève, chez ceux qui l’ont souhaitée, non pas d’un désaccord sur l’idée de laïcité mais de l’érection dogmatique d’une certaine conception de la laïcité en vérité devant laquelle toute conception différente est perçue comme profondément anti-laïque et pour tout dire hérétique » affirme sans concession le philosophe et historien.
Nicole Belloubet, ministre de l’Éducation nationale, vient d’écarter le sociologue et politiste Alain Policar du Conseil des Sages de la Laïcité (CSL), où il avait été nommé il y a un an par le ministre d’alors, Pape N’Diaye. Sa faute ? Avoir déclaré au micro de RFI, le 5 avril dernier, que « le voile n’est pas le plus souvent un signe de prosélytisme. Les enquêtes sociologiques montrent qu’il s’agit même souvent d’un vecteur d’émancipation pour les jeunes filles par rapport à leur milieu, et le port du voile devrait être analysé chaque fois au cas par cas ». Les réactions à ces déclarations n’ont pas tardé et par exemple Thomas Schmittel dans une tribune de Marianne du 9 avril ou encore le collectif Vigilance Collèges Lycées dans une tribune publiée dans Le Point du 17 avril ont dénoncé de tels propos jugés incompatibles avec la possibilité pour celui qui les tenait de rester membre du CSL. Manifestement, la ministre a entendu ces plaintes et Alain Policar cessera de siéger au CSL à compter du 1er juillet.
Trois questions se posent cependant
1° Les déclarations d’Alain Policar représentent-elles réellement, comme cela a été soutenu dans les deux tribunes citées, une remise en question de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes au moyen desquels les élèves manifestent ostensiblement l’appartenance à une religion ? La réponse est indubitablement affirmative : en appeler à l’examen au cas par cas plutôt qu’à l’interdiction uniforme, c’est proposer de revenir à la solution préconisée en 1989 par le ministre alors en exercice, Lionel Jospin, suite à l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989 selon lequel le port de signes religieux n’était pas incompatible avec le principe de laïcité ; c’est donc proposer de revenir à une situation à laquelle la loi de 2004 avait eu précisément pour volonté de mettre fin. Il est au demeurant assez clair qu’Alain Policar assume parfaitement ce regard critique porté sur la loi de 2004.
2° Le deuxième point est de savoir si la position d’Alain Policar rend impossible sa présence au sein du CSL. C’est beaucoup plus discutable, car cette impossibilité n’a de sens que relativement à une conception de ce que doit être le CSL dont on peut regretter que ce soit celle qui semble prévaloir. L’argument du collectif Vigilance Collèges Lycées pour justifier l’éviction d’Alain Policar est que la mission du CSL est de « préciser la position de l’institution scolaire en matière de laïcité et d’enseignement laïque du fait religieux ». C’est faire du CSL un simple organe d’application d’une « position de l’institution » interdisant sen on sein toute discussion. Le critère de nomination des membres du CSL étant les lumières que leurs travaux sont censés apporter sur la laïcité, c’est là une conception bien curieuse et bien paradoxale de la « sagesse » dont le ministère a bien voulu les gratifier. Il s’agit en vérité d’une conception toute politique du CSL qui rend incompréhensible sa composition même : a-t-on besoin de philosophes, de sociologues, de juristes ou d’historiens pour simplement « préciser la position de l’institution » ? Si le travail des membres de ce conseil se réduit à ce que pourrait faire tout aussi bien un ensemble de fonctionnaires de l’Éducation nationale, s’il n’admet aucune perspective critique vis-à-vis de la « position de l’institution », si l’on attend des membres de ce conseil qu’ils se réduisent à n’être que les plumitifs unanimes chargés de « préciser » cette position, la « sagesse » qui leur est officiellement reconnue n’est que de façade ; c’est une sagesse sans indépendance d’esprit, une sagesse à qui l’on ne demande surtout pas d’être alimentée par la confrontation des savoirs et des analyses entre ceux qui ne sont pourtant membres de ce conseil que compte tenu de leurs savoirs et de leurs analyses. Et quand ce sont certains des membres du CSL qui revendiquent cette conception de leur propre « sagesse » – ce qui est le cas par exemple de Iannis Roder ou d’Isabelle de Menecquem, tous deux membres du collectif Vigilance Collèges Lycées et donc signataires de la tribune du Point contre la présence d’Alain Policar au CSL – on peut se demander quelle idée ils se font de la valeur et de la force de leurs arguments historiques ou philosophiques pour que la présence au sein du conseil d’une position contraire leur soit à ce point intolérable.
3° C’est d’ailleurs là le fond du problème et l’objet de ma troisième remarque : il me paraît que l’éviction d’Alain Policar relève, chez ceux qui l’ont souhaitée, non pas d’un désaccord sur l’idée de laïcité mais de l’érection dogmatique d’une certaine conception de la laïcité en vérité devant laquelle toute conception différente est perçue comme profondément anti-laïque et pour tout dire hérétique. Dans la tribune de Thomas Schmittel dans Marianne, cette posture confine à la caricature. Il ne s’agit de rien moins, affirme l’auteur à propos d’Alain Policar, que « de remplacer la laïcité et l’universalisme par la coexistence des religions et le communautarisme ». Autrement dit : « la laïcité, c’est moi, ou en tout cas ce que j’en pense ; toute autre compréhension ne relève que de sa négation ». À ce dogmatisme où l’arrogance le dispute à l’inculture (on se demande par exemple en quoi « laïcité » et « coexistence des religions » peuvent bien s’opposer) et à la méconnaissance de travaux d’universitaires comme Jean Baubérot, Philippe Portier, Valentine Zuber ou… Alain Policar, que répondre, sinon qu’il est fatiguant de lire des diatribes idéologiques dans lesquelles des concepts comme « communautarisme » ou « universalisme » sont jetés en pâture sans se mettre en peine d’en analyser les déterminations complexes et controversées ?
On ne peut que le répéter, malgré la lassitude éprouvée à le faire, et sans grand espoir d’ailleurs de convaincre tous ceux qui peuplent le monde manichéen des défenseurs de la « vraie » laïcité : cette notion est l’objet de compréhensions multiples et il serait enfin intéressant pour elles de pouvoir se confronter dans des discussions certes vives et sans concessions, mais au cours desquelles chaque position aurait le souci à la fois scientifique et éthique de ne pas fantasmer les positions contraires. Le dernier livre que j’ai écrit sur le sujet s’intitule Quelle laïcité voulons-nous ? (ESF, 2023). Ce titre voulait signifier que le choix n’est pas entre l’unité de la « laïcité vraie » et la multiplicité de ses erreurs ou de ses trahisons, mais entre des compréhensions diverses. À chacune de s’efforcer de montrer en quoi elle est préférable aux autres ; mais la façon dont Thomas Schmittel règle son compte à celles qu’il ne partage pas ne me conduit guère à considérer la sienne comme digne de ce que requiert un débat démocratique et informé sur la question.
La charte de la laïcité, affichée dans tous les établissements scolaires, affirme en son article 10 qu’« aucun sujet n’est a priori exclu du questionnement scientifique et pédagogique ». Il serait temps pour Thomas Schmittel, Iannis Roeder, Isabelle de Menecquem, Nicole Belloubet et quelques autres encore, d’admettre que cela, en bonne logique, doit valoir pour la laïcité elle-même.
Pierre Kahn
Dernier ouvrage paru : Quelle laïcité voulons-nous ? Essai sur la laïcité et ses possibles, ESF, 2023