Hier, mercredi 24 avril 2024, les maires de douze communes de Seine-Saint-Denis se sont retrouvés devant le tribunal administratif de Montreuil. En cause ? Leurs arrêtés pris le 2 avril dernier contre l’État l’enjoignant à mettre en place un plan d’urgence pour l’éducation en Seine-Saint-Denis. Des arrêtés qui n’ont pas été du goût du préfet qui les conteste et en demande l’annulation au motif que « ces arrêtés ont été pris dans une démarche exclusivement politique et sont dénués de tout fondement juridique ».
Les maires de Romainville, Bagnolet, Bobigny, L’Île-Saint-Denis, La Courneuve, Le Pré-Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin, Sevran et Stains ont pris un arrêté le 2 avril dernier demandant, chacun pour sa commune, des postes d’enseignant·es et AESH supplémentaires au nom du droit à l’éducation. Ils estiment que l’État est défaillant en la matière et qu’à ce titre il porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine. Selon eux, « la dignité humaine n’est pas respectée… Les enfants de Seine-Saint-Denis perdent 15% de leurs heures de cours pour cause de professeurs non remplacés ». Quant aux élèves en situation de handicap, les 2 500 AESH manquantes entravent leur droit à l’éducation, estiment-ils.
À l’initiative de ces arrêtés, François Dechy, jeune maire de Romainville. « La Seine-Saint-Denis est toujours victime d’inégalités profondes. On les ressent au quotidien. En tant que maire, on essaie de trouver les moyens d’action pour mettre l’État face à ses responsabilités », nous déclare-t-il. « Nous ne demandons que l’égalité. Ce qui est très raisonnable au regard des difficultés dont notre territoire est victime, au regard de la difficulté sociale de nos habitants, mais aussi du fait que notre département contribue plus que les Alpes Maritimes, par exemple, en cotisations sociales. On pourrait demander plus, mais on demande juste la même chose, en matière de police, d’éducation, de justice… ». Si le maire reconnait que son initiative, ainsi que celle de ses collègues s’inscrit dans le mouvement de contestation entamé le 26 février par l’intersyndicale 93 et les parents d’élèves, il insiste sur le fondement légitime de leur arrêté. « On n’est plus sur un débat d’inégalités scolaires, on est sur des situations d’indignité. Et nos arrêtés se basent là-dessus ».
Contraignants d’un point de vue légal, les arrêtés ont été vigoureusement dénoncés par le préfet qui y voit une manœuvre à vocation politique – voire politicienne. Les arrêtés ne seraient pas légaux parce qu’ils n’entreraient pas dans les prérogatives du maire, ils n’interviendraient pas dans le cadre d’un trouble à l’ordre public, estime la préfecture. De fait, ces arrêtés seraient donc illégitimes.
Les maires de leur côté, défendus par Joyce Pitcher – connue pour l’action #OnVeutDesProfs, ont soutenu qu’au contraire, il y a avait bien un trouble à l’ordre public et que, s’ils n’avaient pas pris cet arrêté, cela pourrait le leur être reproché. Cette légitimité, les maires la fondent sur un trouble à l’ordre public lié à l’irrespect de la dignité de la personne humaine. « C’est à l’État de prendre des mesures concrètes, afin de mettre fin aux carences de l’éducation nationale, sources de troubles à l’ordre public », écrivent les maires. Leur action se base sur un ensemble de textes français – dont la décision du conseil d’État du 27 octobre 1995 – et internationaux qui garantissent la protection des droits fondamentaux, ainsi que sur des travaux de l’OCDE et de l’Union européenne, affirmant que le droit à l’éducation c’est aussi le « respect de la dignité de la personne humaine ».
Une convergence des luttes ?
L’action des maires de ces communes s’inscrit dans le mouvement de contestation lancé par la FSU 93, CGT Éduc’Action 93, SUD éducation 93 et CNT éducation 93 en février dernier. L’intersyndicale éducation demande un plan d’urgence pour le département. Un plan qui nécessiterait la création de 5 000 postes de professeur·es, de 2 200 AESH et 175 CPE. « Nous soutenons la démarche des maires de ces douze communes de Seine-Saint-Denis qui ont mis en demeure l’État afin qu’il garantisse dans les plus brefs délais l’égalité dans le service public d’éducation et qu’il applique le plan d’urgence réclamé par l’intersyndicale », nous dit Marie-Hélène Plard, co-secrétaire générale de la FSU-SNUipp. « Dans leurs arrêtés publiés mardi 2 avril, les maires s’appuient sur la Déclaration des droits de l’homme et la Convention internationale des droits de l’enfant. Ils mettent l’accent notamment sur « l’accès à l’éducation comme condition essentielle à la dignité de la personne humaine ». Tout comme la mobilisation des personnels éducatifs et des parents d’élèves, il s’agit une nouvelle fois de mettre l’État face à ses responsabilités. Ce mouvement populaire soutenu par les élu·es du département demande par l’application du plan d’urgence une mesure d’égalité! »
Une base juridique solide
« On espère une nouvelle jurisprudence qui montre que la carence de l’État à garantir le droit à l’éducation à tous les élèves porte atteinte à la dignité de la personne humaine », nous explique l’avocate Joyce Pitcher. « Cela signifierait que prendre des arrêtés pour contraindre l’État à recruter de nouveaux professeurs entrerait dans les pouvoirs de police du maire ». D’un naturel optimiste, l’avocate estime avoir fait valoir « de très bons arguments » et que la jurisprudence qui a « tendance à évoluer depuis 1995 » est de leur côté. « On a réussi à démontrer qu’il y a un vrai sujet de dignité notamment pour les élèves en situation de handicap qui lorsqu’ils ne sont pas accompagnés subissent un traitement humain et dégradant », conclut-elle.
« Ce combat qu’on mène, c’est un combat de civilisation », ajoute François Dechy. « La dignité humaine doit être consolidée comme une composante de l’ordre public, comme composante fondamentale de l’ordre républicain. Si on remet en cause la légitimité démocratique de notre action, ça me ferait mal à ma France… »
Dans sa décision très attendue, qui devrait être rendue vendredi prochain (le 26 avril), le juge reconnaitra, ou pas, le lien entre le droit à l’éducation et le respect de la dignité humaine. Si le tribunal considère les arrêtés pris comme légaux, l’État devra s’exécuter. Un message hautement symbolique. Reste que même si le juge donne raison aux maires, il restera très compliqué de contraindre l’État…
Lilia Ben Hamouda