« Parcoursup », du nom de sa plateforme est devenue la bête noire de générations de bachelières et bacheliers, comme de leurs familles. Il est le nom du système numérique algorithmique de sélection et d’orientation des élèves et étudiant·es qui a succédé à la plateforme APB. La réforme Parcoursup de 2018, en lien avec le bac Blanquer, apporte un changement radical dans la politique éducative en France : le baccalauréat n’est plus un sésame pour entrer à l’université mais conditionne désormais l’entrée dans l’enseignement supérieur. Cette réforme inaugure un cycle de réforme du système éducatif dans le secondaire comme dans le supérieur (sélection master) qui approfondit la sélection sociale et les inégalités du système dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur. Dans leur ouvrage « Contester Parcoursup », deux chercheuses décrivent les effets de Parcoursup, mais également de la sélection en master et de la réforme de l’accès aux études de santé, sur les familles et les usagers. A partir d’entretiens et d’une analyse des recours, elles étudient l’évolution de l’accès à l’Enseignement supérieur et la recherche. Annabelle Allouch, sociologue et Delphine Espagno Abadie, maitresse de conférences en droit public décrivent et analysent les conséquences – individuelles et sociales – de la réforme en termes de relation entre les élèves, leurs familles et l’institution scolaire, voire l’État. Quelques jours après la clôture des vœux sur Parcoursup pour les élèves et à l’occasion de la sortie de cet ouvrage au carrefour de deux champs de recherche, la sociologie et le droit, le Café pédagogique pose quelques questions à ses auteures pour comprendre ce qui se joue là.
Le système scolaire français est un système qui reproduit les inégalités sociales, comme toutes les études le montrent depuis des décennies. Vous écrivez que Parcoursup amplifie aussi les trajectoires inégalitaires des élèves, pourriez-vous expliquer ce propos ?
Delphine Espagno-Abadie : L’un des points de départ du livre consiste non pas à considérer les effets des réformes de l’accès dans l’enseignement supérieur en termes d’inégalités mais aussi en termes de sentiments d’injustices. A chaque printemps, si vous penchez l’oreille dans les transports, dans les dîners de famille, sur les terrasses, vous entendez parler de Parcoursup et en général comme une expérience désagréable, même si elle a abouti à l’affectation recherchée. Nous voulions justement comprendre dans quelle mesure cette « plainte » correspondait ou pas à des pratiques de recours, qui sont justement prévus sous diverses formes dans la loi ORE – recours gracieux, hiérarchique, contentieux – et notoirement la manière dont les classes moyennes et supérieures s’en saisissent. D’autre part, nous voulions savoir ce que cette pratique de la plainte disait sur les transformations du rapport entre les familles, les élèves et l’institution scolaire. Qu’est-ce que cela dit – ou pas – de nos attentes face à l’enseignement supérieur aujourd’hui ?
Annabelle Allouch : Ce que souligne l’enquête c’est que les plateformes ont changé l’organisation du rapport aux institutions : dans un contexte d’autonomie des établissements, de décentralisation, il revient de plus en plus à l’usager de réguler le système scolaire et ses éventuels dysfonctionnements, non plus à ce dernier d’assurer de manière égalitaire – ou équitable – les droits de l’usager. Or, cette posture est un leurre puisque la capacité à se défendre, c’est-à-dire à connaitre suffisamment les institutions pour se faire justice est socialement situé.
En cela, le livre complète les études en sociologie de l’éducation, notamment celles écrites autour de l’Observatoire de la Vie Étudiante et de la DEPP qui soulignent maintenant, et avec précision, l’existence de deux effets des plateformes : la polarisation des publics par établissement, c’est-à-dire la manière dont les publics les plus dotés scolairement – qui sont aussi souvent les plus favorisés socialement – ont de plus en plus tendance à se retrouver dans les établissements les plus dotés en capital symbolique et parfois en budget d’une part, et d’autre part les inégalités à l’égard des élèves issus en particulièrement des bacs technologiques et professionnels dont l’horizon est plus limité à certaines filières, notamment courtes, dans une perspective adéquationniste. C’est par exemple le cas des travaux de Marie-Paule Couto et Marion Valarcher, Leila Frouillou et Matthieu Rossignol-Brunet, Fanny Bloch-Bujega, Hugo Harari-Kermadec, etc.
Vous voyez une transformation majeure avec l’introduction de plateformes aux algorithmes qui font de l’élève ou de l’étudiant un usager. Pourquoi ?
AA et DEA : En fait, la plateforme en elle-même – ni les algorithmes d’ailleurs – ne transforme pas l’élève en elle-même, ce sont les réformes qui, en changeant les compétences de chacun des acteurs de l’accès au supérieur, modifient la place de chaque élève, et de tous les élèves en même temps. Le terme d’usager nous a semblé juste parce qu’il traduit bien la manière dont être élève ne se limite pas seulement à se trouver dans une position d’apprentissage, mais bien dans une relation administrative dont les termes demeurent inégalitaires, derrière l’apparence de la contractualisation fondée sur les droits et les devoirs de chacun. Parler d’usager c’est aussi désigner les familles des élèves qui sont aussi comprises, au moins depuis la loi Jospin de 1989, comme des membres de la communauté éducative, mais dont on voit bien que leur rôle demeure ambivalent et plus ou moins désiré par les professionnels de l’éducation, selon les circonstances.
Quels autres changements vous semblent notables face aux transformations de l’accès à l’enseignement supérieur ?
AA : L’un des intérêts du livre est aussi de considérer ensemble des changements qui sont le plus souvent étudiés de manière séparée : les réformes qui visent les concours des grandes écoles et des études de santé, Parcoursup et Mon Master. Or, on trouve de très nombreux points communs entre ces réformes qui sont en quelques sortes arrivées par « lot », dans une temporalité très courte, en sept ou huit ans. On parle dans le livre d’une stratégie « de tapis de bombes » (carpet bombing en anglais) qui a aussi transformé, pour ne pas dire déstabilisé les équilibres dans les équipes universitaires. Il ne s’agit pas seulement de se « faire » à l’idée de la sélection, qui allait d’ailleurs plutôt de soi dans certains établissements et certaines disciplines, mais aussi de gérer les nouveaux acteurs qui accompagnent ces réformes, et notamment le rôle accru du rectorat au niveau de la Licence et du Master, à moyens constants et dans un contexte d’autonomie des universités.
Vous décrivez la transformation du sentiment d’injustice en droit, le passage de la plainte au recours, un passage à la judiciarisation. Quelle ampleur a ce phénomène des recours et quel profil ont les familles « contestataires » ?
DEA : Le rapport des usagers à la décision de refus d’admission en premier cycle comme en deuxième ou encore en deuxième année des filières santé est variable selon les profils et les trajectoires des candidats et candidates. Certains d’entre elles ou d’entre eux vivent ce refus comme un échec personnel mais surtout comme une profonde injustice à l’égard des efforts qu’ils ont fourni dans le cadre de leur formation académique. Si la proportion de recours grâcieux – recours adressé au directeur de la formation ou au président d’université – peut atteindre pour certains établissements un nombre aussi élevé que celui de 500, celui des recours contentieux – recours devant le juge administratif – est moins élevé. Dans le cadre de notre enquête, nous avons procédé à une recherche systématique dans les bases de données jurisprudentielles et avons sélectionné 200 jugements, arrêts et décisions sur une période courant de 2016 (APB) à 2023.
Le profil des familles et « usagers contestataires » jusque devant le juge administratif est plutôt celui d’un ou d’une bonne élève – plus de recours contentieux intentés par les filles que par les garçons, ayant le sentiment de faire partie des bons élèves et d’avoir démontré sa capacités de travail et son sérieux pendant la formation académique. Elles sont principalement issues de familles de catégories sociales supérieures dotés en capital culturel, susceptible, comme l’écrivent Alexis Spire et Katia Weidenfeld (publié dans Droit et société en 2011), de mobiliser un capital procédural suffisant pour aller jusqu’au juge administratif.
Quels résultats ont ces saisines ? Et pour quelle chance de réussite ?
DEA : Les résultats des saisines sont variables, notamment en fonction de la nature de la saisine. Les saisines du médiateur de l’enseignement supérieur et du Défenseur des droits donnent lieu à la production de dossiers individuels très complets parfois, allant jusqu’à produire des bulletins scolaires du plaignant ou de la plaignante mais aussi des bulletins scolaires de camarades de classe. Ces saisines donnent rarement lieu à une intégration dans la filière demandée tant en premier cycle qu’en deuxième cycle. Mais elles permettent un échange entre professionnels de la médiation et les usagers et/ou les familles et montrent la transformation progressive des relations entre eux et l’institution scolaire et universitaire. Les usagers n’obtiennent gain de cause devant les institutions de médiation que lorsque la décision de refus est manifestement infondée en droit ou liée à une erreur matérielle.
Les recours grâcieux et hiérarchiques – devant la CAES du rectorat – donnent rarement satisfaction, ce qui explique que les usagers vont parfois au contentieux. Dans le cadre de l’enquête, les jugements des TA n’ont donné satisfaction – toute requête confondue, master, Parcoursup et PASS/LAS – que dans environ 34/% des cas. Le plus souvent, c’est l’institution universitaire qui est gagnante.
Pour autant, le recours contentieux n’est pas inutile comme nous le montrons dans l’ouvrage. D’une part, il permet de transformer le sentiment d’injustice en un moyen de droit, d’autre part il rend visible la sélection dans l’enseignement supérieur et le publicise. Enfin, concernant notamment le contentieux relatif aux études en santé, grâce à la pugnacité des requérants mobilisés en collectif, il a permis au juge administratif de se prononcer à plusieurs reprises mais surtout en décembre 2023 au Conseil d’Etat sur l’illégalité de la réforme enjoignant aux deux ministères concernés de réécrire les textes dans un délai de 6 mois. De plus, ces contentieux de l’accès à l’ESR ou de la poursuite d’études, démontre également que les avocats publicistes plutôt spécialistes de droit de l’éducation comme les juges administratifs participent à la mise en œuvre des réformes de la sélection et plus largement de l’ESR.
Il est très souvent question du « mérite » dans ce livre. Dans quelles mesures les recours et le sentiment d’injustice ne sont-ils pas liés à la « fable méritocratique » de l’École républicaine en France ?
AA : Ce qui est intéressant quand on écoute attentivement les usagers, d’ailleurs quel que soit leur milieu d’origine et leur âge, c’est leur demande sociale de reconnaissance par l’institution. La plainte se fonde sur le sentiment non seulement que le niveau scolaire n’est pas reconnu – et c’est d’autant plus douloureux lorsqu’il s’agit d’excellents élèves, mais qu’il existe une incertitude sur la capacité des institutions scolaires à le prendre en compte, c’est-à-dire à prendre en considération les preuves de ce mérite. Pour nous, c’est ce qui explique les articles de presse dédiés à des étudiants ayant obtenu une place à la fac avec une recette de cuisine en guise de lettre de motivation, par exemple. En agissant ainsi, ces étudiants soulignent le caractère factice de l’évaluation scolaire, ou du moins ils signalent une perte de confiance dans la capacité des institutions à évaluer les individus, non seulement leur effort passé dans le travail scolaire -matérialisé par les notes – mais également lorsqu’ils font l’effort de construire un projet académique et professionnel.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Contester Parcoursup, sociologie d’une plainte. Annabelle Allouch, Delphine Espagno-Abadie. Presses de Sciences po, avril 2024.