Serge Petit, professeur de mathématiques et formateur, revient sur les projets de programmes des cycles 1 et 2 en mathématiques. Pour le spécialiste, si la rédaction des programmes de cycle 1 s’est très nettement améliorée notamment du point de vue de la rigueur mathématique et permet toujours un enseignement par cycle, il n’en est pas du tout de même de ceux du cycle 2. Il signe cette analyse pour le Café pédagogique.
Du bon
Fort curieusement et contre toute attente, les projets de programmes du cycle 1 en mathématiques ont été rédigés sous forme de programme de cycle et ne sont pas déclinés par strates PS, MS, GS. Contre toute attente ai-je dit, oui, car ce n’est malheureusement pas le cas des programmes du cycle 2 qui rythment la cadence à donner (à marche forcée) aux enseignements.
Nul ne peut toutefois aller contre sa nature profonde, c’est certainement pourquoi des repères sont donnés, non par strates, mais par âge avec à chaque fois une mention du type « à partir de [n] ans ou dès que les apprentissages précédents ont pu être observés » (n vaut 4 ou 5). C’est donc l’enfant, ou plutôt son développement, qui guidera l’enseignant dans les apprentissages à lui proposer. Les programmes de cycle 1 permettent de respecter le rythme de l’enfant. Sauf un cas particulier : « A aborder avant 4 ans ». Cette injonction reprise cinq fois, une fois pour chacun des domaines (nombres, problèmes, formes, grandeurs, motifs), reste cependant incongrue au vu du développement de l’enfant à des rythmes personnels très variés.
Le libellé même des programmes de cycle 1 permet toujours un travail en classes de cycle. Du bon, donc.
Je ne m’intéresse désormais, pour cette contribution, qu’à la partie du programme du cycle 1 relative au premier domaine « découvrir les nombres » dont la troisième ligne du préambule nous dit qu’il se construit (quand les auteurs veulent signaler qu’il y a d’autres mathématiques que numériques).
Jetons un bref regard sur le préambule. On doit y relever que « les situations proposées contribuent à développer chez les élèves des compétences transversales comme la maîtrise du langage, l’inventivité et la curiosité intellectuelle, mais aussi le plaisir de chercher ». Du bon, disais-je, mais pas vraiment une innovation ! On y lit plus loin que les « objectifs ont été clairement identifiés par l’enseignant ». Il faut dire que ce n’est pas toujours le cas de nombreuses publications pour le cycle 1 qui proposent des apprentissages reposant sur la juxtaposition de diverses activités sans fil conducteur ne faisant pas clairement apparaitre la cohérence d’une véritable construction du nombre. Cette précision n’est donc peut-être pas inutile. Le texte insiste sur la nécessaire verbalisation. Pas nouveau non plus, mais bon (!).
Le dernier paragraphe du préambule est assez cocasse car il précise que l’enseignant doit utiliser un « vocabulaire précis et consacré ». Soit ! Il poursuit en affirmant que l’enseignant « explique la distinction entre un nombre et un chiffre (un nombre étant formé avec des chiffres, de même qu’un mot est écrit avec des lettres). Que diable ! Non, ce n’est pas mauvais, c’est vraiment très mauvais. Voici que les rédacteurs des programmes confondent signifiant et signifié.
Cette phrase malencontreuse est fausse à un double niveau, tant pour le nombre que pour le mot.
En effet, du point de vue des mathématiques, un nombre n’est pas une écriture formée de chiffres ! L’écriture chiffrée n’est qu’une désignation du nombre parmi tant d’autres. Elle ne peut se confondre avec le nombre. Pas d’avantage que l’image d’une pipe ne peut se confondre avec une pipe. Nom d’une pipe ! Découvrir les nombres ne se confond pas, ne se réduit pas à la découverte de leurs désignations chiffrées. Il s’agirait là d’un travail de surface au détriment d’un travail sur le sens. Le nombre est un concept, c’est un signifié, qui est en relation avec une infinité de signifiants et qui possède, dans un système de numération donné, une forme dite « canonique » par exemple 69 (qui n’est pas le nombre).
Du point de vue du mot, le mot est un signe et de ce fait, a une double face, un signifiant (sonore, écrit, par exemple le mot « pomme » et un signifié, ici, le concept de pomme qui se distingue de la pomme que je suis en train de croquer). Donc, le mot ne s’écrit pas avec des lettres, c’est le signifiant du mot qui s’écrit avec des lettres.
Si les auteurs veulent conserver cette très mauvaise phrase, ils pourraient peut-être la rédiger sous la forme suivante : « on utilise des chiffres pour désigner des nombres. Les chiffres ne sont pas des nombres ». Mieux vaudrait se dispenser de l’allusion au mot.
Le préambule, s’il contient du bon, dévoile par cette malheureuse phrase du très mauvais. Mais il s’agit peut-être d’une erreur passagère (dont les effets pourraient pourtant se graver durablement dans la tête à la fois des enseignants et de leurs élèves si une telle rédaction devait être maintenue).
Voyons la suite.
Le chapitre « Exprimer une quantité par un nombre » comporte bien moins de confusions nombre-quantité que les versions précédentes des programmes. Elles ne sont cependant pas exclues « effectuer des opérations arithmétiques simples sur de très petites quantités » (les opérations relèvent du numérique et pas de la manipulation d’objets, de quantités on pourrait suggérer une rédaction comme « simuler des opérations arithmétiques simples sur de très petites quantités »). Il s’agit sans doute d’une petite maladresse.
L’application que développent les rédacteurs à bien distinguer nombre et quantité leur recherche de la précision des termes, laisse à penser que les auteurs du programme semblent s’être inspirés de récentes publications et d’anciennes réactions assez vives à l’époque de l’élaboration des programmes précédents et en avoir tiré profit. La résistance semble porter ses fruits.
Ce chapitre démontre même le caractère absolument faux de la confusion signifiant et signifié précédemment relevée : « un nombre est représenté de différentes façons (représentations analogiques, nom des nombres (et plus mot-nombre), écriture chiffrée) ». La confusion entre nombre et désignations du nombre est clairement affichée. Cette remarque qui contredit la phrase précédemment épinglée devrait conduire les auteurs à la suppression de cette dernière. De plus, le caractère abstrait du nombre est mentionné : « faciliter l’accès au caractère abstrait du nombre ». Ce caractère abstrait est mis en relief avec des indications pertinentes permettant à l’enseignant de le faire comprendre aux élèves.
En page 15, il est indiqué que « les élèves construisent la boîte de chacun des nombres de un à six en y introduisant la quantité correspondante ». Les programmes précédents indiquaient que le nombre est la caractéristique d’une collection d’objets. Ce qui est faux, il caractérise de fait une infinité de collections d’objets. Ce qu’il conviendrait de placer dans la boite d’un nombre donné serait une grande quantité de pochettes contenant toutes le même nombre d’objets. La boite du nombre désigné par « cinq » ou « 5 » contiendrait par exemple une dizaine de pochettes contenant chacune cinq objets (de natures, de formes, de couleurs, de tailles bien différentes).
En conclusion provisoire, du point de vue de la précision des termes, ce programme a fait un bond qualitatif important. Il peut ainsi davantage servir de repère à l’enseignant et lui permettre de s’interroger sur sa propre pratique et sur ce que les ouvrages commerciaux proposent.
Les quelques maladresses seront sans doute rapidement corrigées après cette consultation.
Le comptage-dénombrement est acquis, le comptage-numérotage trouvera sa place une fois que l’élève aura compris le sens du dénombrement.
L’enseignant est invité à consacrer du temps à l’enseignement du nombre sans qu’aucune programmation fine ne soit imposée. Là encore, en totale contradiction avec l’horreur absolue que constitue le programme du cycle 2. La précipitation, caractère pourtant récurrent des politiciens de l’éducation, semble contenue. Il faut laisser du temps pour que les concepts s’installent correctement chez les enfants : « Il importe […] de ne pas aborder l’écriture chiffrée des nombres avant d’en avoir installé le sens en termes de quantité ».
Du mauvais
C’est là que le bât blesse, il est écrit, p. 10 « lire et écrire la représentation chiffrée des nombres de un à dix ». Si les désignations chiffrées des onze premiers nombres (de celui appelé zéro à celui appelé dix) sont arbitraires, il n’en est plus de même des désignations chiffrées à partir du nombre appelé dix, ni des désignations verbales de ces nombres à partir du nombre appelé « onze », à de rare exceptions près (le mot « vingt », par exemple dans lequel il est difficile de reconnaitre deux dizaines).
La dévolution du sens des premières désignations chiffrées peut en effet être réalisée « en termes de quantité » par une affectation arbitraire d’un signe pour désigner une quantité, ce qui n’est pas le cas pour l’écriture chiffrée 10 qui suppose une organisation des quantités discrètes et qui impose la compréhension du signe 0. Mais 0 ne figure pas explicitement dans le programme comme devant être enseigné alors qu’il peut, comme indiqué, être introduit en résolution de problèmes.
Ceci est paradoxal. Pourquoi ne pas inscrire clairement l’enseignement du zéro dans les programmes ? D’expérience, cette désignation ne pose aucun problème aux élèves.
Pourquoi ne pas supprimer l’écriture chiffrée « 10 » des programmes ? Et ce d’autant plus que les mêmes programmes insistent pour que les enseignants comprennent la puissance des décompositions additives en disant (à juste titre) qu’elles permettent de désigner de grands nombres. Les programmes, en toute cohérence, ne pourraient-ils pas indiquer que si les noms de nombres (dix, onze, douze, etc.) peuvent être enseignés, il n’en est pas de même de leurs désignations chiffrées qui elles, ne seront introduites explicitement qu’au cycle 2, de préférence en réponse à un problème (de communication par exemple). Le nombre appelé « dix » pourra être désigné comme étant le suivant de 9, soit 9 et 1 ou, ce qui peut apparaitre par des manipulations, comme étant aussi 5 et 5 ou 3 et 7 etc.
Laisser croire que l’on a compris le sens de l’écriture 10 parce qu’on l’a fréquentée en maternelle est une absurdité qui risque de porter préjudice à une véritable construction du système de numération de position au Cycle 2.
Il y aurait beaucoup de remarques positives et plus mesurées à faire sur le programme de mathématique du cycle 1. Les personnes consultées s’en chargeront.
Du très mauvais
Dans son ensemble, le programme de cycle 2 en mathématique vise à cadencer les apprentissages (désignations chiffrées des nombres), ou à enseigner trop précocement des concepts essentiels (fractions). Ce qui s’inscrit à l’encontre même des propos du premier ministre, G. Attal, qui a déclaré en substance qu’il est bien connu que tous les enfants n’apprennent pas au même rythme.
Ce ne sont plus les élèves qui sont au cœur des apprentissage, mais les notions mathématiques.
Je ne m’attarderai pas à l’analyse de ces programmes, mais me contenterai de signaler qu’approcher les fractions en CE1 alors que le système de numération de position est encore très fragile voire même pas construit chez certains élèves, est une aberration absolue puisque leur construction, leur nécessité suppose une bonne maîtrise du système de numération. De plus, l’approche proposée ne vise pas à montrer l’insuffisance des entiers, mais à n’utiliser de fait que des entiers pour décrire le nombre de « parts d’un tout ». Dans le préambule, on peut en effet lire « que les 3/8 d’un tout correspondent à trois parts lorsque le tout est partagé en huit parts égales ». On sait qu’une telle approche conduit les élèves à une incompréhension des fractions et les pousse à effectuer des calculs comme 3/5 + 4/7 = 7/12, erreur bien connue et persistant longtemps. Cette erreur est essentiellement le fruit d’apprentissages mal conçus. Une telle approche conduit en effet les élèves à penser que prendre trois parts sur cinq parts puis quatre parts sur sept parts, c’est de fait prendre sept parts sur un total de douze parts. Cette erreur a été relevée en grand nombre chez des étudiants en psychologie par Marie-Line Gardes, professeur à la Haute Ecole de Pédagogie de Lausanne. C’est dire si elle persiste. Veut-on la favoriser ?
Conclusion
Le programme de mathématique de cycle 1 s’est très nettement amélioré, notamment par davantage de rigueur verbale de leurs rédacteurs et par le fait qu’il permet toujours un travail en cycle dans le respect du rythme de chaque élève.
Le programme de cycle 2, rédigé en strates (CP, CE1, CE2), demanderait à être repris afin de laisser aux élèves le temps nécessaire à leurs apprentissages fondamentaux et devrait à nouveau être rédigé en termes d’attendus de fin de cycle, laissant les enseignants organiser leur enseignement en fonction des élèves dont ils ont réellement la charge. Ah, j’oubliais, on veut à nouveau promouvoir le redoublement, ce que le cycle ne permet pas !
Ce projet de programme améliorable est soumis à consultation, mais qui sera consulté ? De quelle manière ? Quel est le processus prévu pour tenir compte des résultats de la consultation, comment le programme sera-t-il amendé, par qui ?
Serge Petit
Pour se rendre compte de l’évolution de la qualité de la rédaction du programme de cycle 1 en mathématique :
http://cafepedagogique.studio-thil.com/2021/04/19/serge-petit-maternelle-le-grand-bricolage/
Pour comprendre « la boite de chacun des nombres »
https://afdm.apmep.fr/rubriques/opinions/construire-la-suite-des-nombres-au-cycle-1/
Pour comprendre une approche raisonnable et durable de la construction du système de numération (désignation des nombres en base dix) tenant compte du rythme de l’enfant
https://sergelabaroche.wixsite.com/lesnumeras