Claire Lommé, professeure de mathématiques en collège jusqu’en juillet dernier, est aujourd’hui coordinatrice ULIS. Elle partage son expérience avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique. Dans cette chronique, elle évoque la géométrie. Pas avec les élèves, mais avec des enseignant·es…
La semaine dernière, je suis allée à Strasbourg. Les organisateurs et organisatrices de la journée IREM-labo maths m’avaient fait l’honneur de me proposer d’ouvrir la journée par une conférence, que j’ai choisie sur la géométrie. J’ai donc parlé des élèves du dispositif ULIS que je coordonne, de ce que la géométrie leur apporte, dans une approche interdisciplinaire, car en tant que coordo je dois leur enseigner des éléments de toutes les disciplines. J’avais bien travaillé mon contenu, et j’ai animé cette conférence avec joie, face à un public vraiment très accueillant, pertinent et sympathique.
L’après-midi, je proposais un atelier, en lien avec la conférence, donc sur la géométrie. J’ai reçu des retours positifs de la part de collègues, et en plus les observations que j’ai pu réaliser ont été passionnantes. Je vous raconte.
L’atelier consistait en de la déconstruction de figure, en fait : les collègues disposaient d’une figure, colorée en bleu, ressemblant vaguement à une enveloppe irrégulière dont le « rabat » est coloré en bleu aussi, mais plus opaque. L’objectif annoncé était de trouver le protocole de construction de la figure. Mon véritable objectif était de placer les collègues dans la même situation que ce que vivent quotidiennement les élèves. Le dessin que j’ai proposé est celui de la personne qui m’a initiée à cet exercice précis ; malheureusement je ne me souviens plus du nom de l’auteure, et je m’en excuse auprès d’elle. Je pratique aussi cette activité avec des élèves, de n’importe quel niveau, mais avec d’autres figures et sans les contraintes énoncées plus bas ; celle-ci, c’est la figure « adulte ». Pour les élèves, j’aménage avec un parcours de figures de plus en plus complexes, un étayage fort au début, et une régularité qui permet l’engagement. Dès que j’aurai retrouvé mes fichiers, je mettrai d’ailleurs tout cela en ligne sur mon blog.
J’ai expliqué aux collègues que l’exercice allait être vraiment difficile. J’ai mentionné la présence de relations à trouver entre objets géométriques, et prévenu qu’une fois qu’un collègue avait une conjecture, il pouvait se signaler pour que je lui donne un autre dessin de la même figure, c’est-à-dire une variation de forme, mais dans laquelle les relations entre éléments demeurent les mêmes. Par exemple, si vous pensez à un triangle, les images mentales que vous avez en tête sont différentes, mais pour vous toutes et tous il s’agit bien d’un triangle : trois points reliés par des segments. Les voilà, les relations entre objets, mais l’exécution peut différer.
Pour enquiquiner un peu les collègues, et encombrer leur mémoire de travail, j’ai ajouté une contrainte : un tiers des personnes présentes pouvaient seulement tracer, mais ne devaient pas parler entre elles. Elles pouvaient se montrer des choses, c’est tout. Un autre tiers pouvait parler, et c’est tout : ni tracer, ni plier, ni se servir de son doigt pour montrer, ni poser une règle, rien de rien. Le reste des collègues pouvait seulement plier, et en silence s’il vous plaît. Plier, c’est un geste pratique, utile et simple, en géométrie, mais aussi très sous-employé.
Très, très peu de collègues ont trouvé la solution. C’est normal, c’est fait pour. Mais nous avons pu, ensemble, réfléchir aux obstacles, aux leviers. Parmi les retours que je savais déjà pouvoir leur faire, il y a d’une part le fait que la figure est bleue, et qu’elle mobilise donc dans notre cerveau la « vision surface ». Or pour démontrer en général ou déconstruire une figure en particulier, et précisément déconstruire celle-ci, nous avons davantage besoin d’une « vision-lignes » ou d’une « vision-points », développées plus tardivement dans notre vie d’élève. Dans le cas de notre pseudo-enveloppe bleue, les deux relations étaient l’alignement et la perpendicularité. D’autre part, la partie plus opaque suggère implicitement qu’elle provient d’une superposition. Cette analyse, consciente ou pas, emmène vers une fausse piste, en amenant à prolonger des lignes hors de la partie bleue. Mais ce qui m’a le plus intéressé relève d’autre chose, et je pense que c’est en lien avec mon nouveau métier.
Les collègues se sont trouvés devant un dessin qui leur semblait simple, une consigne pas complexe mais un peu vague, en particulier en termes d’autorisés et d’interdits, et une réelle difficulté. Tous les éléments étaient réunis pour que naisse ce sentiment tellement familier aux élèves : la frustration ; frustration de ne pas réussir (alors qu’on est prof de maths, qui plus est), pour certaines et certains de ne pas être tout à fait sûrs de faire ce qui est attendu, frustration de ne pas pouvoir faire tout ce qu’on voudrait (qu’on soit traceur, plieur ou parleur, il nous manque quelque chose qui nous paraît constituer la clef de la réussite). Mais, perfidement, parce que je suis formatrice, j’avais aussi instillé des éléments qui permettraient d’éviter le rejet : une relation interpersonnelle joyeuse et bienveillante entre les collègues et moi, la promesse (tenue, j’espère) d’apprendre des choses, et le défi. Alors les collègues ont persisté, ont tenu bon, et ont même respecté les consignes. Mais même si « c’est pour rire », j’ai entendu des « elle est relou ta figure », « je vais pleurer » ou « je vais tout casser ». J’ai donc fait observer et analyser ce sentiment aux collègues : une fois « bien » frustré, comment fait-on pour apprendre ? Pas si facile, de mettre en route un contrôle émotionnel efficace. Pas si facile non plus de faire preuve d’inhibition pile quand il faut et comment il faut.
J’avais une autre fonction exécutive en ligne de mire : la flexibilité. Pourquoi ne trouvons-nous pas facilement le programme de construction de cette figure, alors que nous sommes « bons en maths » et expérimentés ? Parce que nous fonctionnons à la fixette : une fois une intuition apparue, qu’il est difficile de la lâcher ! Avec en plus des consignes qui contiennent des interdits, c’est pire : il faut se concentrer en même temps sur ces consignes et sur l’objectif de la tâche, ce qui amène à des allers et retours permanents entre des « je fais » et des « je vérifie que j’ai le droit de faire ». En particulier, ici, prolonger des éléments du dessin en dehors de la partie bleue est un réflexe fréquent (que j’ai moi-même eu, mais voué à l’échec. Pourtant, cette idée peut donner l’impression qu’elle est la clef ; alors on l’aménage plutôt que de la mettre de côté. Et même quand on tente de la mettre de côté, on a tendance à y revenir. On manque de flexibilité, parce qu’on est le produit de notre histoire, de nos parcours mathématiques, de nos expériences professionnelles.
Pour nos élèves, c’est la même chose. Mais comme ils sont eux et que nous sommes nous, avec toutes les merveilleuses variations que cela implique, nous envisageons les choses différemment. Ce qui semble si simple côté prof peut être authentiquement tellement difficile côté élève… Alors cet atelier a, je l’espère, permis de prendre une conscience plus fine de tout ceci. En tout cas, ne l’oublions pas : on se trompe toujours pour une bonne raison, même quand on est un élève.
Claire Lommé