Laurence De Cock réagit à la publication du décret sur les groupes de niveau/besoin. Cette tribune, c’est le cri de colère, de désespoir de l’historienne qui s’est toujours battue pour la réussite de tous les élèves, pour une école qui les accueille et qui les accompagne tous. « L’école est à bout de souffle c’est vrai, mais que peuvent bien venir réparer des groupes de niveau ? » écrit-elle. « Ne nous trompons pas, ils sont une capitulation sur le principe de démocratisation scolaire. C’est-à-dire qu’ils prennent acte que, puisque l’école est à bout, elle ne peut pas donner la même chose à tous les enfants. Elle est donc obligée de choisir les chanceuses et chanceux ». « Je vous demande d’imaginer leurs visages, à tous ces enfants quand viendra l’annonce officielle du « groupe », le couperet social. Le soulagement des uns, la colère et la souffrance des autres », ajoute-t-elle. Un appel poignant dans lequel se retrouveront les défenseur·es de la démocratisation scolaire.
L’histoire de la démocratisation scolaire, aussi chaotique soit-elle, a toujours fonctionné selon une double logique : d’abord réduire le nombre de voies scolaires parallèles pour scolariser les enfants ensemble le plus longtemps possible, ensuite donner plus à ceux qui ont moins.
Hier, le décret publié au Journal Officiel, comme une claque de plus aux enseignants, fait exactement le contraire : multiplier les voies parallèles et donner moins à ceux qui n’ont déjà pas beaucoup.
Le travail de décryptage des effets de l’instauration des groupes de niveau a déjà été amplement fait. Mais on sait bien que le gouvernement confond les enseignants avec son paillasson depuis de nombreuses années désormais et qu’il n’a que faire de leur avis, pire, de l’expertise qu’il leur confisque et dénie. Le gouvernement s’adresse à l' »opinion publique », la chair à sondages, le vivier électoral. C’est ainsi que va notre monde : donner du grain à moudre aux lieux communs et nourrir l’information continue sur le dos de celles et ceux dont on ne cherche plus les votes. En l’occurrence, les lieux communs disent ceci : « Ce n’est pas plus mal que mon fils ne soit plus avec des élèves qui le freinent dans sa progression », ou encore « C’est une très bonne chose que l’on aide les enfants en difficulté en les mettant tous ensemble pour qu’ils rattrapent leur retard » et enfin « De toute façon il y a déjà des groupes de niveau dans les collèges et de la sélection donc autant l’officialiser ». On opine du chef, on espère secrètement que sa propre progéniture passera entre les mailles du filet de la classe des nuls et on passe à la suite du flux continu de l’information.
Peu importe que la science montre que les groupes de niveau ne peuvent qu’accentuer les inégalités scolaires ; qu’ils activent chez les uns la prétention de leur supériorité intellectuelle et sociale, chez les autres l’injustice et l’autodisqualification qui sont des freins majeurs aux apprentissages. Peu importe que les chefs d’établissements et les enseignants affirment qu’on fonce droit dans le mur et nos enfants avec ( ils se plaignent tout le temps non ?). Le gouvernement n’est mû que par le niveau d’affichage de sa fermeté et son faux semblant d’intérêt pour l’école et la jeunesse. Et il arrive trop souvent que l’opinion publique paresseuse s’en tienne là, tant elle a bien d’autres chats à fouetter.
Aussi faut-il peut-être parler à la morale et aux cœurs des gens qui sont légitimement en colère contre une école publique souvent défaillante. Oui l’école est épuisée. Depuis des décennies elle tente de résister au rouleau compresseur de la néo-libéralisation qui brise le travail (et parfois la vie) de celles et ceux qui y travaillent. Qui vide le travail d’enseignant de son sens en imposant des méthodes, des rythmes et une quête de résultats impossible à assouvir. Depuis des décennies, à moyens constants, on demande plus aux enseignants en les privant de tout ce qui faisait la saveur du métier : le plaisir de travailler avec des enfants, des adolescents, de les voir sourire, pleurer puis sourire à nouveau ; de calmer la colère de ceux qui ne comprennent pas, d’apporter un peu de réconfort à ceux qui n’en ont pas chez eux. Bref, la saveur de la relation humaine et pédagogique. Ce rouleau compresseur n’attaque pas que les adultes. C’est aussi lui qui prive les enfants du droit à l’enseignement surtout dans les quartiers dits « difficiles » comme le montre le mouvement actuel du « 93 » où un enfant perd en moyenne l’équivalent de 18 mois de scolarité sur son parcours. C’est lui, ce rouleau compresseur, qui vide les fonds sociaux des établissements et prive les élèves de sorties scolaires ou, pour les plus pauvres, de l’opportunité d’un repas équilibré à la cantine. L’école est à bout de souffle c’est vrai, mais que peuvent bien venir réparer des groupes de niveaux ?
Ne nous trompons pas, ils sont une capitulation sur le principe de démocratisation scolaire. C’est-à-dire qu’ils prennent acte que, puisque l’école est à bout, elle ne peut pas donner la même chose à tous les enfants. Elle est donc obligée de choisir les chanceuses et chanceux.
Mais ce ne sont pas des mains anonymes qui effectueront ce tri, ce sont les « instit’s » de CM2. Que tout le monde mesure alors la main qui tremble au moment de poser un livret scolaire sur le tas des « nuls ». Car dans ce tas, il y a l’enfant qui est arrivé en France récemment et ne maîtrise pas encore bien le français ; il y a celui qui a perdu son père ou sa mère et qui tente de surmonter son chagrin ; il y a celui qui a été malade ou bien encore celui qui nous dit « je veux devenir docteur pour les animaux » et qui ne le sera jamais. Le tas sur lequel on demande aux enseignants de poser un dossier signe la suite de la scolarité et le devenir social d’un enfant. Qui est entré dans le métier pour ça ? Personne.
En outre, soit le ministère s’illusionne, soit il nous ment, car il n’y aura pas de « changements de groupes », c’est techniquement infaisable, sauf à la marge, pour les quelques « exceptions consolantes » (l’expression est de Ferdinand Buisson) ; les autres resteront dans leur couloir d’assignation. Aux parents je veux dire ceci : Ces « autres », ce sont les petits auxquels vous donnez des cartons d’anniversaire, c’est l’enfant de la voisine que vous prenez chez vous pour la dépanner, celui que vous grondez au square parce que c’est un peu votre rôle après tout. C’est le « meilleur ami pour la vie » de votre fils ou fille, celui dont vous dites « c’est un peu mon enfant ». Je vous demande d’imaginer leurs visages, à tous ces enfants quand viendra l’annonce officielle du « groupe », le couperet social. Le soulagement des uns, la colère et la souffrance des autres.
Je propose enfin que nous imaginions le modèle social que cela dessine : la concurrence, la frustration, les destins qui se dessinent et se décident dès la naissance.
Qui veut de cela ? Qu’attendons-nous pour, ensemble, les arrêter ?
Laurence De Cock
