L’enseignement de l’histoire occupe une place particulière dans notre système éducatif. Souvent au centre des débats publics et politiques, cet enseignement est rarement serein, comme l’explique Benoit Falaize, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po. À l’occasion de la sortie de son livre « Enseigner l’histoire à l’école. Donner goût et interroger le passé pour former le citoyen de demain », il répond aux questions du Café pédagogique.
L’histoire, une discipline à part ?
L’histoire est une discipline scolaire qui occupe une place singulière dans le système éducatif français. Elle a toujours été considérée comme devant jouer un rôle central dans la construction des Français. Il suffit de voir les débats publics et politiques récurrents sur ce que cet enseignement doit être. Elle est du reste enseignée dès l’école élémentaire dès 1867, avant même la République. D’autres pays démocratiques n’ont pas fait ce choix et réserve l’histoire pour le secondaire. Cela renvoie à l’histoire même de la façon dont l’État français l’envisage depuis la Révolution française. C’est elle qui, historiquement, en donnant à voir des personnages emblématiques, forme le citoyen, dit la dette que nous devons avoir aux anciens et aux passés glorieux et qui enracine la population dans un rapport au passé d’une nation française qui s’est affranchi de la tyrannie, pour la liberté, l’égalité et la fraternité. Il y a donc, historiquement, un rôle particulier de cet enseignement par sa dimension morale, ou du moins, civique. De ce point de vue, on n’enseigne pas l’histoire comme on enseignerait les masses et les volumes en sciences, ou telle règle de grammaire. Talleyrand le disait déjà dans un rapport sur l’instruction publique, sous la révolution, en 1791 : l’histoire enseignée doit pouvoir offrir aux élèves « un fonds inépuisable des plus hautes instructions morales. »
Cette discipline est aussi à part du fait que les représentations que se font les professeurs des écoles de l’histoire perpétuent l’idée d’une matière difficile pour le volume de connaissances sensé être maîtrisé. On redoute de ne pas tout savoir. On a peur de de ne pas tout dire. Il faut dédramatiser cette pression qui pèse sur les jeunes entrants dans le métier et qui ne sont pas passés par un enseignement universitaire en histoire.
C’est cette histoire que vous évoquez qui expliquerait donc « l’emprise politique » sur cet enseignement ?
Ce que vous appelez « l’emprise politique », on peut aussi la nommer « l’importance que l’ensemble de la société lui accorde », acteurs politiques compris. Tout se passe comme s’il y avait une sorte d’évidence que l’on ne peut agir en citoyen dans la société qui est la nôtre sans savoir l’histoire de notre pays, sans savoir « d’où l’on vient », comme il est dit souvent. Et après tout, dans notre modèle de citoyenneté, avec les principes essentiels qui sont les nôtres – liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, etc, il n’est pas étonnant que le monde politique en fasse une priorité.
La place du fait religieux dans cet enseignement doit-il être appréhendé différemment des autres contenus ?
J’imagine que c’est parce que j’évoque les principes essentiels, et notamment la laïcité, que vous posez cette question. Vous voyez bien qu’on n’enseigne pas l’histoire de tout temps de la même façon, avec les mêmes contraintes de contexte et les mêmes objectifs. Aujourd’hui, la question religieuse, depuis une trentaine d’années maintenant, s’est installée dans les préoccupations enseignantes. Il ne faut pas croire qu’il s’agit d’une nouveauté. Les instituteurs et institutrices des débuts de la IIIème République était inscrits dans un contexte tout autant propice aux enjeux religieux. Faisons comme à l’époque de Jules Ferry : la religion n’était pas exclue du champ des savoirs et des questionnements en classe. Ce sont les années 1950-1980 qui nous ont fait perdre la notion même de la place du religieux. Or, depuis les années 1990, le religieux a envahi de nouveau le champ de nos réflexions professionnelles. Parlons-en, formons-nous, n’évitons pas ce sujet en classe – du reste, comment l’éviter en histoire, en histoire des arts, en littérature… ? Mais pour cela, il faut un minimum de savoirs maitrisés par les enseignants. Et une posture professionnelle, éthique et laïque renouvelée et pensée dans ce nouveau contexte sociétal. C’est l’enjeu d’aujourd’hui et de demain.
Pourquoi cet enseignement est-il si essentiel?
Peut-être en partie en raison de ce que je disais à votre précédente question. Les enjeux des sociétés contemporaines sont telles – religions, racisme, antisémitisme, guerre, enjeux climatiques et questions de genre, etc… – que nous devons doter les élèves de tous les éléments possibles, à la fois de connaissance, mais aussi de vigilance sur les dangers qui peuvent fragiliser durablement et de manière fatale toutes les démocraties, pour faire preuve d’esprit critique tout au long de leur développement intellectuel. Longtemps nous avions urgence à regarder l’ensemble du passé de notre pays, dans ses heures heureuses et celle plus noires. Aujourd’hui, c’est le présent et le futur qui doit retenir toute notre attention et notre souci du bien commun, des valeurs humanistes que promeut l’école publique.
Au fond, l’histoire enseignée sert à quoi ? On connait toutes les formules convenues : « l’histoire ça sert à préparer l’avenir » ; « ça sert à éviter que le pire revienne » ; « ça sert à apprendre du passé, pour être vigilant dans le présent pour préparer l’avenir ». Convenues ne veut pas dire idiotes. C’est ce que l’on peut souhaiter pour cet apprentissage, bien sûr, qu’il serve à quelque chose. L’histoire enseignée nous sert à comprendre le présent. Mais cela ne veut pas dire qu’elle peut servir à éviter les drames actuels et à venir. Cet enseignement est essentiel même si chaque programme sur le XXème siècle fait défiler les guerres, les haines, les crises et la montée des fascismes. L’histoire fait absolument partie des fondamentaux à l’école élémentaire. Mais est-ce que, de le savoir, cela joue dans le présent ? Tout porte à croire aujourd’hui que non. On a beau avoir connaissance du passé, le poids des idées les moins démocratiques et humanistes, comme partout en Europe, ne cessent d’augmenter. Le « plus jamais ça », qu’on scandait après la Grande guerre, puis la Seconde Guerre mondiale n’a jamais fonctionné, ou n’a jamais été enrayé par l’action magique de l’enseignement de l’histoire, y compris en France, où cet enseignement occupe une place à part dans la nation et son école. On est dans l’injonction à se souvenir : « souviens-toi ! », alors même que les élèves ne peuvent se souvenir d’événements qu’ils n’ont pas connu. Cette injonction peut même être totalement contre-productive. Parfois même on commémore, alors même que les valeurs que l’on prétend mettre en avant dans la commémoration sont bafouées chaque jour sans que cela n’émeuve la société qui organise la commémoration.
Comment enseigner sereinement l’histoire?
L’histoire est-elle seulement sereine ? Peut-être peut-elle être même un exercice d’anxiété, surtout quand on la compare au présent qui se joue sous nos yeux : « et si cela devait recommencer, en même pire qu’il y a… ? » Pour enseigner sereinement l’histoire, peut-être faut-il être rassuré sur le fait que l’on ne peut pas tout savoir sur toutes les périodes, et de l’accepter. Un professeur des écoles ne peut pas se dire historien comme les enseignants du secondaire peuvent le faire.
Le rôle de l’enseignement à l’école élémentaire est d’éveiller les consciences, d’éveiller la curiosité et de développer un regard attentif sur le passé, afin de mesurer ce que furent les catastrophes humaines et de reconnaitre la force de la grandeur de celles et ceux qui se sont battus pour la justice, la paix, la liberté et l’égalité. Enseigner sereinement l’histoire, c’est être sûr de sa mission et savoir ce que l’on engage en le faisant. Certes l’histoire permet la transmission d’un patrimoine et d’une culture commune, mais c’est aussi la possibilité de définir un engagement civique et démocratique pour l’avenir de tous les enfants scolarisés, avec chaleur et enthousiasme, dans l’intimité rassurante de la classe, loin des tempêtes du dehors. En somme, et c’est l’enjeu plus que jamais, l’histoire reste une promesse d’éducation éthique face au chaos du monde.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda