Alors que la crise du recrutement s’installe durablement et ce au niveau international, la revue de Sèvres propose dans son dernier numéro un tour du monde du phénomène. En France, les concours du professorat 2024 voient leur nombre d’inscrits chuter (depuis 2019, ce sont 24% de candidat·es en moins pour le premier degré, 38% pour le second). Alain Boissinot, inspecteur général et ancien recteur et Claude Lessard, sociologue québécois, coordonnateurs du numéro, insistent : le phénomène est multifactoriel. Les rémunérations ne sauraient tout expliquer. Pour autant, les conditions de travail dégradées, le manque de reconnaissance sociale, le manque de formation… sont des facteurs rebutants dans la grande majorité des pays présentés. Pour les coordonnateurs, la réponse serait dans plus d’autonomie. Même s’ils reconnaissent que la mise en concurrence des personnels et des établissements est un risque réel.
Dans son dernier numéro, la revue de Sèvres s’intéresse à l’épineux problème de l’attractivité du métier d’enseignant. Si le manque d’enseignants connait des formes diverses comme l’expliquent en introduction Alain Boissinot et Claude Lessard, coordonnateurs du numéro, le phénomène est largement constaté d’un point de vue international. L’objectif de ce numéro est donc de rendre compte des difficultés de recrutement des enseignants et du phénomène de déperdition.
La rémunération, pas l’unique clé de décryptage
« Le constat est le même dans tous les pays, quel que soient les contextes » nous explique Alain Boissinot inspecteur général. « Dans certains pays, comme en Afrique subsaharienne, avec une construction nouvelle du système éducatif, les gouvernements ont du mal à trouver les ressources nécessaires. Dans des pays au système éducatif de longue date, comme le nôtre, les gouvernement ont du mal à faire face au besoin du renouvellement enseignants d’autant que les nouvelles missions s’accumulent, notamment dans le cadre d’une école plus inclusive ».
Aucune explication seule ne suffit à rendre compte du phénomène selon l’ancien recteur. Si les questions de rémunérations et de considérations sociales, en France ou au Québec, par exemple, sont souvent mises en avant, dans d’autres pays, comme l’Allemagne et le japon, il y a aussi des problèmes de recrutement malgré des rémunérations beaucoup plus importantes. La charge de travail est aussi une clé de compréhension du phénomène. Au Japon, par exemple, les enseignants et enseignantes ont le sentiment qu’on leur en demande toujours plus, « on leur demande d’accueillir des publics qui autre fois n’étaient pas scolarisés », précise Alain Boissinot.
Manque de préparation à l’exercice du métier : un constat partagé dans de nombreux pays
Le manque de formation peut aussi avoir un effet rebutant selon les auteurs. « C’est un enjeu fort dans tous les pays. Les enseignants ont le sentiment de ne pas être suffisamment bien préparés à l’exercice du métier. Tous les États s’interrogent sur la nécessité d’améliorer leur système de formation » observent l’inspecteur général. Mais cette question n’est pas évidente. « Soit on sélectionne plus tôt pour mieux former, soit on diversifie le mode de recrutement et on fait appel à des professionnels en reconversion. Et là c’est assez contradictoire avec un recrutement précoce». « Il faudrait donc réfléchir à mettre plusieurs systèmes de recrutement en même temps. Ils seraient en tension, mais cette tension serait positive » soutient Alain Boissinot. « L’idée de la diversification des profils permettrait une approche déconcentrée, avec la coexistence de différents types de services. C’est au niveau de l’établissement qu’il faudrait trouver un équilibre. Pas dans un modèle national unique mais dans l’efficacité d’un projet débattu au sein même de l’établissement ». Une proposition qui laisse penser à la totale autonomie des établissements et à la fin du statut unique des enseignants.
Le statut des enseignants, protecteur mais aussi rebutant ?
Et justement, le numéro de la revue n’hésite pas à aborder la question par le prisme du débat existant entre statut des enseignants et contractualisation. « Le modèle du fonctionnariat, avec un corps enseignants, avec le même statut pour tous, avec l’idée d’un métier exercé tout long de la vie, est remis en cause par l’État (en France) mais aussi par les enseignants eux même. Certains jeunes professeurs hésitent face à une double contrainte : un métier pour la vie et l’imposition du choix du territoire. Certains décident donc de rester contractuels, par choix ».
Un choix qui finalement n’en est pas vraiment puisqu’il découle « du manque de souplesse dans la gestion des enseignants et de la diversité dans les façons d’être enseignants », complète Alain Boissinot. « Tout s’emmêle ». En Afrique subsaharienne ou encore à Madagascar, le fonctionnariat est utilisé par les États pour imposer la nomination dans les zones isolées où les enseignants ne veulent pas exercer poursuit-t-il. « Cette contrainte est dissuasive, elle éloigne donc les potentiels candidats. Le sujet est complexe ».
Selon le recteur, si beaucoup d’enseignants sont attachés au cadre national et craignent l’autonomie, cette autonomie leur laisserait pourtant plus de marge d’initiative pour plus de collégialité. Une collégialité qui seraient de nature à rendre le métier plus attractif. Il s’appuie sur le modèle tunisien, qui trop directif – en réduisant les enseignants en de simples exécutants – est dissuasif et contradictoire avec l’ambition d’attirer de nouvelle recrues.
Mise en concurrence : une tension bénéfique selon Alain Boissinot
«Il y a une tension entre deux logiques qui se télescopent : l’une dont on a du mal à sortir qui est perçue comme protectrice mais empêche de faire face à une série d’évolutions et une nouvelle logique, qui se cherche et pas vraiment assumée par tous – celle de plus d’autonomie. Que ces deux logiques soient simultanément à l’œuvre, comme c’est le cas aujourd’hui, brouille les choses et occasionne une surcharge de travail et de la difficulté pour trouver des repères ». « Notre système est en tension entre une conception bonapartiste, centralisatrice et descendants qui a fait grandeur de l’École au 19e siècle et qui n’est plus adaptée et une logique nouvelle qui peut inquiéter car elle oblige à rompre à certaines habitudes. Cette tension est pour beaucoup dans le malaise actuel » affirme Alain Boissinot. « L’égalité de traitement ne doit pas se traduire par une simple uniformité administrative, il faut qu’elle autorise suffisamment d’espaces d’initiatives et de diversités ».
Interrogé sur la possible mise en concurrence des établissement si les établissements jouissaient de beaucoup plus d’autonomie, « c’est là que l’équilibre est difficile à trouver » reconnaît le recteur. Tout comme l’évaluation au mérite qui pourrait finalement empêcher la collégialité, là encore le recteur répond qu’il y a bien un risque. « Mais ces tensions ne peuvent être pensées de façon manichéenne, le modèle de la concurrence est délétère bien évidemment. Mais d’un autre côté, le sentiment que quoique l’on fasse on n’aura pas une meilleure reconnaissance est aussi délétère. Il reste à trouver un équilibrer entre tout cela » défend-t-il.
Exemples d’expérimentations : le Brésil et New York
Claude Lessard, sociologue québécois, présente deux articles sur les possibles voies de sortie de crise. « Au Brésil est expérimentée une nouvelle formation des maîtres. Dans ce pays, nous sommes passés d’une école normale très normative à une formation universitaire plus éloignée du terrain, et donc de la pratique. La maison de la formation, nouvelle institution expérimentée, est une forme d’entre deux, entre le terrain et l’université avec un encadrement par un mentor ». « On perd beaucoup d’enseignants les premières années de pratique , les cinq premières. L’insertion dans le métier est l’une des pistes à travailler pour avoir moins de déperdition et des enseignants plus heureux » défend-t-il. Cette institution, le sociologue la compare à l’hôpital universitaire. « L’idée est d’essayer de garder le meilleur de l’école normale et de l’école universitaire ».
Autre piste, celle de l’expérience New yorkaise où il y avait la volonté que les fins de carrière soient plus flexibles et plus valorisantes pour les enseignants. « On a offert à des professeurs une prime salariale et l’accès à des responsabilités comme l’encadrement des nouveaux enseignants, le leadership dans un groupe, la participation à l’animation d’une recherche. Les professeurs restent par ailleurs statutairement des professeurs et en classe. Ils assument d’autres responsabilités et peuvent revenir à l’enseignement pur », raconte Claude Lessard. « Le fait de demeurer enseignant facilité la collégialité, la réflexion partagée… ».
Pour le chercheur québécois, l’expérimentation New Yorkaise, « menée en plein accord avec les syndicats », donne des résultats « tout à fait positifs ». « C’est le modèle possible le plus fécond que les autres expérimentations menées jusqu’ici ». Et lorsqu’on l’interroge sur la transposabilité possible de ce modèle, lui aussi renvoie à plus d’autonomie à l’échelle locale, « cela ne doit pas venir d’en haut ».
Comment rendre plus attractif les métiers du professorat, une profession en mal de candidat·es ? En France, nul doute qu’une meilleure rémunération, une reconnaissance sociale, des effectifs raisonnables (au moins à l’identique des pays voisins) seraient des pistes à envisager sérieusement. Quant à une autonomie des établissements dont la finalité serait une meilleure collégialité, on peut aussi imaginer des moyens en nombre suffisant avec des temps dédiés au travail en collectif pour une plus grande collégialité… Mais encore fait-il y mettre les moyens et donc en avoir la volonté politique.
Lilia Ben Hamouda